Portrait

Un zigzag temporel avec Itaru Oki

Souvenirs musicaux du trompettiste disparu le 25 août 2020.


Itaru Oki (par Guy Sitruk)

Je connaissais son nom, et un peu sa musique, avant de le voir sur scène pour la première fois. Les choses ont bien changé depuis.
C’était à l’Atelier Tampon, un club parisien aujourd’hui fermé. Vêtu de noir, il portait un lourd sac à dos bien fatigué. Il déballe tout un attirail qu’il assemble en partie : des flûtes, une trompette, un cornet incroyable à double pavillon, des sourdines…
Aux premières notes, je découvre la trempe de cet artiste peu commun.

Il faisait partie du paysage musical parisien. On ne s’étonnait plus d’avoir un tel talent disponible, à proximité immédiate. L’un des grands chocs, ce fut à l’écoute, chez Benjamin Duboc, d’un enregistrement de Nuts, alors encore inédit (il fut publié plus tard sur le label Sans Bruit, enregistré à l’Atelier Tampon, et un autre concert du groupe chez Ayler Records du toujours affûté Stéphane Berland). J’arrêtai de bavarder et signalai mon vif intérêt devant mon hôte qui souriait d’aise : un groupe d’improvisation avec l’Est représenté par Makoto Sato et Itaru Oki, l’Ouest par Didier Lasserre et Rasul Siddik, la contrebasse de Benjamin Duboc en pivot. Un groupe majeur qui s’est produit sur scène lors de soirées mémorables, y compris dans l’émission d’Anne Montaron et plus récemment à La Java pour un concert organisé par Gerard Terronès, absent ce soir-là, et sur le grand départ. Une de ces fêtes dont on continue de parler plusieurs années après.
Il a joué avec les plus grands et a trouvé en Julien Palomo, le fondateur du label Improvising Beings, un admirateur, un ami, et un facilitateur qui a publié plusieurs de ses albums. Parmi eux, le Chant du JubJub avec Claude Parle, François Tusques (alors encore délaissé) et Isabel Juanpera. Julien Palomo, toujours fidèle en amitié, l’avait aussi appelé pour les albums avec Linda Sharrock. Que de moments forts !

Itaru Oki (photo Guy Sitruk)

On le voyait donc souvent. Le dernier concert en date avec lui, c’était l’an dernier, sous un soleil de plomb, dans un jardin à proximité du Périphérique de Paris. Une sono défaillante malgré les efforts répétés du technicien. C’était le LAN 4tet d’Aldridge Hansberry, avec Frédéric Maintenant, Jean Bordé et un ami de passage, Kei Yoshida, avec sa trompette. Impossible de jouer sur le clavier brûlant. La basse était souvent non amplifiée. La batterie était à la peine malgré une Aldridge toujours volontaire mais un brin inquiète pour la suite du concert. Le noir de la tenue d’Itaru Oki lui causait bien des soucis, mais il n’en laissait rien paraître. Il n’en reste que quelques bribes enregistrées (mais non diffusables), dont des fulgurances de sa trompette, ou des chants délicats sur ses flûtes.

Mais Itaru Oki avait eu une vie bien avant Paris, où il s’est installé en 1974. Il a été de ces invraisemblables pionniers de l’émergence d’un Free japonais assez original, qui vit apparaître des musiciens aussi radicaux que Kaoru Abe, Sabu Toyozumi, Masahiko Satoh, Mototeru Takagi, Masahiko Togashi, Motoharu Yoshizawa, Masayuki Takayanagi, Takashi Kako… et donc Itaru Oki. J’en oublie, et non des moindres. Lorsque je revisitais cette période dans une série d’articles « ImproJapon », tout un continent musical semblait resurgir de l’oubli, en Occident. Au Japon, ces figures sont toujours aussi vives même si l’innovation musicale a pris là-bas un tour bien plus radical.
Un témoignage assez récent de cette période foisonnante a été la sortie sur NoBusiness Records d’un album, Kami Fusen , enregistré en 1996 par Takeo Suetomi, le patron du label japonais ChapChap à qui l’on doit bien des albums mémorables. Oui, Itaru Oki retournait de temps à autre au Japon.
Le voilà parti, à l’improviste. De cette invraisemblable cohorte d’innovateurs d’extrême-Orient, ne restent que les pianistes Masahiko Satoh et Takashi Kako, ainsi que le batteur Sabu Toyozumi.
On pourra retrouver les coups de griffe, les zébrures, les jaillissements d’Itaru Oki sur les nombreux albums qu’il a publiés ainsi que sur des enregistrements vidéo de concert réalisés par des amateurs, en guise de mémoire d’une scène de l’instant.
Il nous arrivait d’échanger des messages sur les réseaux sociaux. Les siens étaient presque sans mots, des émoticônes diverses parsemées de nombreux signes cabalistiques : du Oki, un langage non académique dont il était le seul locuteur, mais qui parlait directement à l’autre. Un peu comme sa musique.
Pour le retrouver, un petit saut dans le temps, sur la Seine, lors d’une fête de la musique. Il y apparaît en ombre chinoise avec Aldridge Hansberry, à bord du Kiosque Flottant.