Chronique

Toyozumi, Yandsen & Countryman

Future of Change

Sabu Toyozumi (dm), Yong Yandsen (ts), Rick Countryman (as)

Label / Distribution : ChapChap Records

Il s’agit ici de l’enregistrement de l’un des concerts de Sabu Toyozumi venu aux Philippines au début 2020 pour jouer avec son ami Rick Countryman.
On connaît ce saxophoniste alto totalement free, à la musique rugueuse, profondément lyrique et allant droit à l’essentiel. Au lieu des concerts en trio sax-basse-batterie qu’on trouve dans de précédents albums, ils s’étaient adjoint le saxophoniste ténor Yong Yandsen, pour le CD Voices of the Spirit. Ce fut alors comme l’ouverture d’un nouvel horizon, Rick Countryman déployant une liberté encore plus grande, face à Yong Yandsen se prenant à ce jeu de dépassement de soi-même. Un album incandescent, un brûlot.
Dans ce Future of Change, la contrebasse de Simon Tan est absente, et la musique en est transformée : bien plus rugueuse, abrupte même, sans les quelques rondeurs harmoniques qu’apportait la contrebasse. Nous sommes alors davantage dans le travail sur les textures sonores, à l’exemple de ces sons de sax voisés, sur des phrasés insolites rappelant parfois les claquements, les crépitements d’improvisateurs européens, et bien d’autres tortures des sons au service de l’expression de la sensibilité.

La réduction de l’effectif contraint aussi la variété des combinaisons, conduisant les deux saxophonistes dans un dialogue totalement engagé, enfiévré, inventif, d’une véhémence peu commune. Ils sont manifestement heureux de se provoquer mutuellement, de rebondir ou de s’écarter du jeux de l’autre, de traquer les espaces ouverts, disponibles, d’aiguiser leur lyrisme, leur expressivité.

L’énergie se déverse sans contrainte aucune, si ce n’est l’obsession des échanges, des reparties, des questions-réponses, bref du dialogue intense des anches, de leurs virevoltes entrelacées, infatigablement. On retrouve dans le jeu de Rick Countryman sa capacité à communiquer à ses partenaires son lyrisme et son engagement. On découvre en Yong Yandsen une énergie éruptive et le plaisir aiguisé d’aller fouiller les limites de son instrument.

Et le grand Sabu Toyozumi ? On pourrait croire que l’âge aidant, il se serait assagi, prenant la posture du grand maître d’Aïki Do, avec la vigilance la plus affûtée, l’économie des gestes et la justesse du coup. C’est d’ailleurs ainsi qu’on le surprend au début du thème « Future of Change ». Des frappes comme celles d’une masse pour enfoncer des pieux, hors de toute rythmique rassurante, comme pour baliser l’espace, pour définir le terrain de jeu des deux sax.
Mais bien vite, le plaisir de se mêler aux chamailleries des deux souffleurs domine. Il reprend le phrasé de l’un, le souligne ou le déstructure, le perturbe ou l’inspire suffisamment pour qu’un duo sax-batterie s’instaure un moment, avec des baguettes qui déconcertent, créant la surprise, distillant la magie. Puis l’autre revient et la transe survoltée continue. La science de Sabu Toyozumi est confondante, et sa capacité à propulser le jeu des autres, à créer des situations ou à dégager des espaces étonne à chaque fois, alors qu’on peut avoir le sentiment que tout son jeu n’est qu’un solo. 

C’est donc un free total, une sorte d’énergie sauvage qui nous fait oublier le temps, les repères, pour nous laisser traverser par cette joie de l’instant, sans apprêt. 
Sabu Toyozumi déconcerte toujours. Il ensorcelle les peaux, le métal, le bois. Il fait musique de tout choc. Il a la puissance d’un jeune homme et la subtilité des plus grands. D’ailleurs, n’est-il pas l’un des héros de la batterie ? On s’étonne que ces cataclysmes percussifs soient le fait d’un ancien assez frêle et toujours souriant.

C’est du très grand art.

par Guy Sitruk // Publié le 13 septembre 2020
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