Sam Rivers, Tony Hymas : beauté immémorielle
Retour sur deux rééditions essentielles.
Jean Rochard a investi son énergie créatrice dans de nombreux domaines artistiques. En créant le label nato, il bouleverse le planisphère des musiques improvisées. Son catalogue se nourrit d’échanges musicaux audacieux, Sam Rivers et Tony Hymas en sont l’illustration. Eight Day Journal est publié en 1998, Winter Garden en 1999 : deux albums qui témoignent de cet engagement artistique et font défiler des paysages inédits.
Des tonalités insouciantes cohabitent avec des impulsions frénétiques et donnent naissance à Eight Day Journal. À l’équilibre entre des formes musicales composées par Tony Hymas et les improvisations de Sam Rivers, cet album est troublant.
L’admiration que porte Tony Hymas à Sam Rivers est manifeste : c’est pour lui qu’il a écrit les huit compositions du disque, et qu’il prend soin de faire intervenir un orchestre à géométrie variable. Cuivres et bois, quatuor de cordes, guitare électrique et rythmique traditionnelle font partie de ce que le pianiste anglais nomme avec affection son groupe d’amis. Sam Rivers n’a jamais été reconnu à sa juste valeur ; sa discrétion et ses choix musicaux ont fait de lui un musicien mobile. Présent sur Miles in Tokyo en 1964 avec le quintet du trompettiste ou se livrant en 1972 à un « Chase » captivant avec Anthony Braxton sur Conference Of The Birds du quartet de Dave Holland, il est à chaque fois fascinant.
L’ouverture de cet album est superbe. L’expressivité de « Samedi 4 mars 1984 » donne le ton : l’ensemble des cuivres et bois forme un écrin de choix pour Sam Rivers et son ténor. Le déroulement de la pièce musicale semble éviter un plaisir trop manifeste ; tout se déroule à la périphérie avec Noël Akchoté qui ponctue la phraséologie et l’arrivée en douceur du piano et des cordes. Un vent de liberté souffle, annonciateur des cordes teintées d’impressionnisme et de l’entrée du saxophone soprano dans « Dimanche 5 mars 1984 ». Le regretté Moebius, alias Jean Giraud, orne le livret d’illustrations féériques. Le génie du dessinateur traverse l’intensité orchestrale et donne des ailes aux compositions musicales.
Le pianiste et orchestrateur lance un défi : comment faire coexister des formes orchestrales éloignées tout en gardant un fil conducteur dans cet album conceptuel ? Des motifs planétaires se chevauchent et enrichissent « Lundi 13 mars 1984 » d’un festoiement yiddish rythmé par la métrique d’un tango urbain, une aubaine pour le langage enchanteur de Sam Rivers. Tony Hymas ne s’est jamais affranchi du rock : sa participation à l’album Jeff Beck’s Guitar Shop, en trio avec le guitariste anglais et Terry Bozzio, impressionnait déjà par la qualité d’écriture, en particulier de « Where Were You ». C’est également ce qui anime « Mardi 21 mars 1984 » où les saveurs d’un blues lancinant annoncent un bebop frénétique sublimé par le saxophone. Moment de grâce avec « Mercredi 5 avril 1984 » et sa délicatesse héritée de Claude Debussy et Gabriel Fauré alors que les cordes sombres s’accolent à la ballade de « Vendredi 22 septembre 1984 » et rehaussent l’intervention du trompettiste Henry Lowther. Parmi les intervenants artistiques, notons la participation des photographes Gérard Rouy et Christian Ducasse, témoins de cette belle aventure.
La palette orchestrale qui anime « Samedi 29 septembre 1985 » entraîne Sam Rivers dans un maelstrom sonore adoubé par l’ingéniosité du guitariste. L’effervescence des cuivres et des bois conduit alors au point culminant de cette œuvre magistrale.
Les fleurs se fanent, une autre forme d’éloquence ouvre à une multitude de sentiments qui déferlent dans Winter Garden. Sam Rivers et Tony Hymas se rejoignent au Starke Lake Studios à Ocoee en Floride afin d’explorer les textures élaborées par leur duo. La réalisatrice Pascale Ferran tourne par la même occasion un film documentaire intitulé Quatre jours à Ocoee, basé sur les séances d’enregistrement de ce disque. Sam Rivers accole la flûte à ses saxophones ténor et soprano, le son acoustique du duo va permettre à la musique de s’épanouir librement.
Le jeu au ténor est suave sur « Glimpse », on y retrouve cette façon admirable qu’a Sam Rivers de conter des histoires et l’on repense à son premier album publié en 1964 chez Blue Note, Fuchsia Swing Song, d’où est issu le standard « Beatrice », dédié à sa femme. Aventureux dans « Eleven », Tony Hymas fait partie de la prestigieuse lignée des pianistes qui ont collaboré avec le saxophoniste, Jaki Byard, Herbie Hancock ou Chick Corea ; tous ont su mêler leur style à l’articulation effervescente du saxophoniste.
La grande capacité de Sam Rivers à jouer sur un fil, donnant parfois l’impression qu’il va s’extirper d’une composition, fait partie intégrante de sa personnalité comme dans « Twelve ». Ici l’affranchissement des règles musicales prend tout son sens.
A l’image des zébrures qui traversaient son sensationnel album Contrasts paru chez ECM en 1979, Sam Rivers est irrésistible dans le raffiné « That Which Might Have Been ». L’apport de la flûte dans « Iris » et « Nine » agrémente le processus stylistique de Winter Garden, le swing s’y développe habilement.
C’est à Orlando, proche géographiquement du studio d’enregistrement, que le saxophoniste s’éteindra en 2011.
Ces deux rééditions majeures doivent permettre d’apprécier les dialectiques ampliatives réussies entre ces deux géants en quête de renouveau.