Chronique

Satoko Fujii

Stone

Satoko Fujii (p)

Label / Distribution : Libra Records

Après le vent, les pierres. Pour les francophones et les européens curieux, Satoko Fujii, c’est d’abord la double pianiste de Kaze avec Stephan Orins, capable de toutes les envolées et de toutes les bourrasques. Mais comme les éléments ne peuvent être uniques, il faut de la matière organique pour faire siffler la masse d’air. La pierre est inerte, certes, mais elle peut nous raconter tant de choses enfouies dans la mémoire des temps. Elle peut être sépulcrale dans « Ice Waterfall » où les mains de la pianiste vont bousculer les cordes du ventre du piano, comme la face cachée d’un iceberg, et en même temps laisser s’écouler une mélodie cristalline. Elle peuvent tutoyer l’austérité dans « Marble » où Fujii va chercher dans la résonance et la compagnie du bois du piano quelque réconfort, mais aussi des réponses.

Car Stone est un disque de deuil ; ou plutôt d’hommage à sa grand-mère, devenue sourde avec l’âge et qui ne communiquait que par écrit. Dans sa large discographie (rien que sur la dernière année, nous l’aurons entendue avec Gebhard Ullmann, Joe Fonda ou Ramon Lopez, pour plus d’une vingtaine de disques…), c’est la première fois qu’elle se lance dans l’aventure solo, dans sa soixantième année. Au Japon, c’est l’âge vénérable, celui d’une seconde sagesse, et c’est sans doute cela que traduit Stone. Voici un disque d’une force poétique et d’un dévoilement personnel qui laissent pantois tant il mélange grande douceur émotionnelle (« Lava ») et tensions latentes (« Chlorite »). Satoko Fujii ne cherche pas à raconter des histoires où à transmettre quoi que ce soit : elle sonde la pierre, elle va aux tréfonds, sans se soucier des dissonances.

Finalement, dans ce disque à cœur ouvert, un peu comme cette « biotite » lépreuse qui une fois fendue révèle des couleurs incroyables et des formes inouïes, la pianiste nous raconte sa musique intérieure. Celle peut-être que sa grand-mère entendait lorsqu’elle s’est fermée au monde. On apprécie les silences dans Stone. Ils sont courts, fugaces, remplis de matière, mais ils découlent d’une lente maturation, d’une percolation à venir et qui court depuis presque trente ans que la pianiste est apparue dans le paysage du jazz mondial. Stone est un disque troublant et attachant… Extrêmement apaisant aussi, paradoxalement, surtout lorsque le petit ruisseau de « River Flow » vient recouvrir la roche. On s’y assoit, et on contemple.