Sur la platine

Des solos vétérans

Andrew Cyrille, Richie Beirach et Bruno Råberg en solitaire.


Trois disques parus ces dernières semaines, trois solistes qui racontent leur vision du monde et ouvrent une fenêtre sur leur intimité et sur le temps qui passe. Trois solos d’instrumentistes qui ont en commun d’être nés avant 1955 et d’être des musiciens qui comptent dans leurs instruments respectifs. Un piano, une contrebasse, une batterie, de quoi faire un trio classique et trois disques remarqués.

On connaît l’Allemand Richie Beirach en compagnon indéfectible de Dave Liebman, ce dont témoignent de nombreux disques dont les standards forment souvent le matériau favori. En solo, Richie Beirach se fait souvent voyageur ; on se souvient notamment de son évocation de Tokyo. Comme s’il voulait combiner les deux veines de ses moments intimes, on le retrouve en soliste, dans un château du Bordelais, entouré de compositions de Bernstein, Miles Davis et Hancock, mais aussi d’œuvres personnelles écrites au Japon, où il est une figure incontournable. On le sait, Beirach est un pianiste habité, élégant, qui sait imposer une certaine présence physique. Parmi les morceaux du récital qui a donné naissance à l’album Leaving, une pièce d’une rare puissance qui fait la transition entre « What Is This Thing Called Love » et « Blue In Green » en empruntant la douce obsession de « Alone Together » pendant un beau quart d’heure. La fluidité du soliste n’est plus à prouver ; il joue avec la liberté de ceux qui arpentent les terrains conquis mais jamais totalement explorés, ainsi de sa magnifique lecture de « Round Midnight » empreinte d’un lyrisme neuf, puisé dans le piano classique et un goût pour la musique ancienne. Magnifique.

Ce n’est pas la première fois que le batteur Andrew Cyrille propose un solo, mais avec Music Delivery / Percussion, on assiste à un double évènement. D’abord, cela faisait 45 ans qu’il n’avait pas tenté l’expérience (The Loop date de 1978). Ensuite, comme le nom de ce nouvel album paru chez Intakt Records le laisse deviner, Cyrille a introduit les percussions dans son langage soliste. Si « Jumping In The Sugar Bowl », dédié à la chanteuse Amina Claudine Myers, est joué à la batterie avec cette capacité à jouer simple malgré la complexité rythmique, « Water Water Water » introduit des cloches sur un 6/8 inspiré des traditions ghanéennes qui laissent le champ libre à l’improvisation. Comme toujours avec ce musicien, dont on se rappelle la récente collaboration avec Wadada Leo Smith, l’élégance domine les débats, à l’image des couleurs qu’il parvient à convoquer dans le très beau « Enter From The East ». Music Delivery / Percussion a une dimension autobiographique et intime évidente, ce que le solo questionne plus directement. Une écoute indispensable.

Moins connu en France que les deux artistes précédents, le Suédois Bruno Råberg, installé à Boston depuis de nombreuses années, est néanmoins un contrebassiste respecté, dont la proximité avec Phil Grenadier ou Ben Monder est à signaler. Il sort cette année Look Inside, album solo où l’on peut apprécier la grande musicalité de sa contrebasse (« Chennal Reminiscence »), et une certaine douceur dans son approche. Il y a beaucoup de pudeur dans le jeu de Råberg, ainsi qu’une solide culture classique, ce que l’on perçoit dans le phrasé presque Renaissance de « Ode To Spring ». Look Inside est un voyage dans ce qui a construit la sensibilité du contrebassiste, de la reprise de « Nardis » au central « Prelude To A Kiss » pensé comme un carrefour, une halte nécessaire. On déambule dans les souvenirs de Råberg avec une légèreté et une grâce qui lui appartiennent.