Sur la platine

Sophie Agnel, préparation tout-terrain

Un tour d’horizon des récentes parutions de la pianiste.


Sophie Agnel © Alex Inglizian

Artisane discrète, déterminée et incontournable des musiques improvisées depuis de nombreuses années, Sophie Agnel est de ces musicien·nes qui s’impliquent dans moult disques. Elle avait proposé notamment un très beau Quartet un peu tendre avec les Kristoff K Roll. Pianiste passionnée par la préparation et les mécanismes, elle publie en ce début d’année un disque avec un autre sorcier des objets et des préparations, le turntabliste suisse Joke Lanz. L’occasion d’un retour sur des derniers mois fructueux avec des musiciens du monde entier où le traitement du son a toute sa place.

C’est presque naturellement que le percussionniste Michael Zerang s’invite aux côtés de la pianiste. Le Chicagoan, qu’on a entendu aux côtés de Peter Brötzmann ou de Christof Erb, est lui aussi un précieux sculpteur de son. Avec Draw Bridge, les premiers instants sont cruciaux, car on comprend vite que tout est affaire de masques : les cordes étouffées du piano, rendues mates par des éclisses et des gommes, se perdent dans le frottement rauque des peaux. Parfois, un éclat de piano surgit, comme une brisure au milieu d’un vortex. Il pourrait y avoir de la tension ou un fil prêt à rompre, mais c’est au contraire un vrai rapport charnel au son qui apparaît. La caresse est rude parfois, grinçante aux dernières secondes de « Bascule », mais c’est une caresse.

Le reste est affaire de profondeur, à l’image de « Cable-Stayed » où le piano plonge dans un puits sans fond, comme encordé par des tambours frottés. C’est à une fusion que l’on assiste. Une fusion cellulaire progressive mais inéluctable qui se fait aux franges extrêmes des techniques étendues. Cela se fait presque instantanément, sans violence ni dureté, mais avec un naturel élémentaire et beaucoup de place laissée à chacun. « Intégral » en est la quintessence, les frappes de Zerang sur du métal tintent comme le piano transformiste de Sophie Agnel qui, elle, recherche le bois, deux matières qui se marient progressivement dans un alliage inédit. Tout est douceur dans ce disque paru sur le label Relative Pitch, une douceur vibrionnante faite de velours. Une très belle rencontre.

Le travail de Sophie Agnel avec les Britanniques John Edwards et Steve Noble est plus ancien. On se souvient que lors de son passage dans l’Orchestre National de Jazz d’Olivier Benoit, la pianiste avait enregistré un remarquable Aqisseq avec ces compagnons qu’elle retrouve dans une posture radicalement différente de ce qu’elle proposait avec Zerang, même si l’aspect organique perdure. Ici, chaque musicien a son rôle distinct, et la batterie de Noble est frappée, à distance d’un piano qui passe d’une puissance concertante à une approche très rythmique, presque orageuse. Il y a dans les premiers moments une vraie opposition, quasi polaire, entre une batterie vorace et un piano qui s’efface peu à peu au profit d’une contrebasse tonitruante. Le trio est rodé, c’est un cercle parfait qui allie puissance et espace.

Construit en trois parties, Three On A Match est une discussion ouverte et animée entre maîtres improvisateurs conscients, chacun, de la nécessité de laisser la place aux autres. La seconde partie, plus longue, est ainsi comme un flux et un reflux incessants entre temps forts où l’on se confronte, où un piano presque uniquement frappeur fait face à la batterie puissante, et temps plus faibles où le silence permet de profiter de nouvelles dynamiques et où la contrebasse est en son royaume, fait d’infrabasses, très vite altérées par un piano retrouvant une frappe plus mélodique. La profusion de sons et leur agencement constituent toute la magie d’un très beau disque enregistré en 2023 au Café OTO à Londres.

On pourrait penser, dans les premières secondes de cette sélection, qu’Ella est l’enregistrement le plus lumineux, en tout cas le moins contrasté. Il est indéniablement le plus coloré. La raison en est naturellement l’approche toujours très ludique et presque détachée du brillant turntabliste Joke Lanz que nous avions adoré dans How Noisy Are The Rooms. Certes, dans « Rehearsal For Retirement », lorsque le Bâlois travaille un son de cordes répétitif, il y a quelque chose de très enfantin, d’étonnamment parfois pop, comme une intense usine à rêves. Dans ce processus, Agnel n’est pas en reste, elle est pareillement actrice de ce climat. Lorsque les platines vibrionnent, à l’instar de ce qui se passe dans « Wittgenstein’s Hand », le piano d’abord lointain se rapproche progressivement et joue avec le son qu’on lui propose, s’en amuse comme un chat le ferait d’une pelote. Une atmosphère proche de la musique concrète. Parfois un son articulé s’échappe, comme dans le soliloque d’un songe. On s’y abandonne profondément.

Sophie Agnel et Joke Lanz © Ziga Koritnik

Ce n’est pas la première rencontre de Sophie Agnel et de Joke Lanz : on les avait entendus en trio avec le batteur batave Michael Vatcher l’an passé, déjà sur le luxueux label autrichien Klang Galerie. Le duo a quelque chose de plus connivent et pétillant. La rencontre de vieux amis qui parleraient un langage connu d’eux seuls, soudain devenu universel. Toujours étonnante et sur la brèche, la musique de Sophie Agnel est la promesse d’une ouverture sans bornes vers un imaginaire richement construit.

Terminons enfin par un solo, peut-être le domaine où l’approche de Sophie Agnel est la plus sensible, où elle fait face seule à un piano perçu comme un monde habité et une surface sensible, apte aux caresses et aux colères. Avec ce Song paru naturellement chez Relative Pitch, nous sommes au centre de la musique de la pianiste ; un piano qui est d’ailleurs moins préparé, plus concertant, mais qui est toujours le théâtre changeant de multiples mises en scène. De la pluie sereine de « Song 3 », à la main gauche bondissante, jusqu’aux orages de « Song 1 » qui tonnent de toutes leurs cordes, l’approche pianistique de Sophie Agnel est une saisissante galerie de portraits. De-ci de-là se glissent quelques murmures issus d’un film pour les oreilles, comme dans « Song 5 » qui annonce le bourdon de « Song 6 ». Avec ce disque enregistré aux Instants Chavirés de Montreuil, on pénètre dans l’univers de la pianiste et dans un jardin secret fait d’à-pics et de dévers, pavé d’intime et de colères. Un voyage d’une intensité rare qui complète une discographie cohérente et troublante.