Sébastien Texier Trio
Don’t Forget You’re An Animal
Sébastien Texier (as, cl, acl), Claude Tchamitchian (ctb), Sean Carpio (bat), Henri Texier (ctb)
Après Chimères publié au début de l’année 2004 [1], voici le second album enregistré sous son nom, mais cette fois en trio, par Sébastien Texier, Don’t Forget You’re An Animal [2]. Le saxophoniste clarinettiste s’est entouré de Claude Tchamitchian [3] à la contrebasse et de l’Irlandais bouillonnant Sean Carpio à la batterie. Une formation dont papa Henri Texier, ici présent en tant qu’invité, nous avait dit le plus grand bien [4] lorsque nous l’avions rencontré au printemps 2007 au Sunset à l’occasion d’une Carte blanche. Il constatait alors, presque avec étonnement, qu’il jouait pour la première fois sur scène avec Claude Tchamitchian et ne tarissait pas d’éloges sur le jeune batteur repéré par son fiston : « Il y a deux jours par exemple, j’étais sur scène, ici, avec le nouveau trio de Sébastien et nous jouions avec le contrebassiste Claude Tchamitchian et un jeune batteur irlandais excellent et très sensible, que Sébastien avait entendu lors d’un concert du Strada en Irlande, Sean Carpio. Je ne sais pas si un jour je jouerai avec lui mais ceci m’a rappelé ma rencontre avec Tony Rabeson, que j’ai connu il y a longtemps, à une époque où je travaillais avec Jacques Mahieux. Bien sûr, je n’allais pas me séparer de ce dernier pour le remplacer par Tony, mais plus tard, la vie a fait que Tony est devenu membre de l’Azur Quintet ». Au moins, par l’entremise de ce disque, mais aussi de quelques concerts, Henri Texier aura-t-il pu réaliser son vœu, et cette collaboration confirme ses premières impressions puisque le contrebassiste nous confiait tout récemment [5] : « Ce qui est impressionnant chez Sean Carpio, c’est qu’on a l’impression qu’il porte en lui toute l’histoire du jazz et des musiques syncopées périphériques au jazz. On a un peu joué ensemble, pas très souvent ; il nous arrive de tisser des choses ensemble et parfois, on pourrait croire à de la transmission de pensée ».
La mélodie. Telle est la marque de fabrique de ce Don’t Forget You’re An Animal interprété par un trio soudé : l’union de Tchamitchian et de Carpio, d’une efficacité redoutable, offre à Sébastien Texier un terrain d’expression stimulant. Son jeu, qui gagne en lyrisme au fil des ans [6], est aujourd’hui clairement identifiable, tout particulièrement au saxophone alto. En d’autres termes, le travail de ces dernières années lui a permis d’acquérir un son propre et de développer ce qu’on peut considérer comme un idiome - objectif visé par la plupart des musiciens. Et même si le lien de famille n’est pas forcément la première influence citée quand on aborde le sujet, on ne peut qu’être frappé, dès les premières notes de « Lilian’s Tears », par le sentiment d’être dans un même univers artistique - cette famille au sein de laquelle on sait tisser des thèmes qui s’exposent avec le plus grand naturel, ce sens de la construction mélodique qui donne autant de chansons sans paroles, mais qu’on a envie de chanter. Et comme le souligne malicieusement Henri Texier : « Il a grandi avec nous, pas avec Johnny Halliday ! » Clin d’œil à papa, Sébastien glisse au beau milieu de « Pain de singe » le thème d’ « Idemo », qui ouvrait l’album Izlaz du quartet d’Henri (1988). Un peu plus loin, sur « The Yellow Cab Experience », c’est un rappel explicite aux « Petits lits blancs », une composition de Louis Sclavis pour le premier album de Romano-Sclavis-Texier, Carnet de routes.
L’héritage est donc clairement assumé, et Sébastien Texier a su en extraire le meilleur [7], et Don’t Forget You’re An Animal en est une démonstration très convaincante. (Il est en ce sens assez différent de Chimères, dont l’esthétique était plus expérimentale.) Il est plus intrinsèquement mélodique et bénéficie d’une exécution de très haut niveau sous l’impulsion de musiciens irréprochables. Henri Texier, évidemment (présent sur trois titres) : les conversations qu’il engage avec son valeureux homologue Tchamitchian (sur « Lilian’s Tears » ou « Redman » par exemple) sont de vrais petits bijoux dont la musicalité est mise en évidence par une prise de son et un mastering exemplaires [8]. Tout au long du disque, la présence rythmique et mélodique de Tchamitchian confère à l’ensemble une puissance confortable, histoire de nous rappeler - mais en était-il besoin ? - que ce monsieur est un grand, lui aussi. On est happé par l’intensité de ses interventions incisives à l’archet (« The Yellow Cab Experience », « Broken Worlds », dont le motif sériel à la clarinette est peu à peu déchiré par les stridences de la contrebasse avant que, majestueusement, Tchamitchian nous en livre le thème final). On est séduit, pour finir, par le travail fourni par Sean Carpio. La palette de ses couleurs, très étendue, passe avec fluidité de la délicatesse des balais (« Lilian’s Tears ») aux déferlements tous toms dehors (« Pain de singe », « Hyena’s Night ») qu’il affectionne particulièrement. Voilà un percussionniste qui n’a probablement pas fini de faire parler de lui, et on comprend mieux, à l’écoute de cet album, le pouvoir de séduction qu’il a pu exercer sur un artiste aussi expérimenté qu’Henri Texier, qui en a vu d’autres.
Don’t Forget You’re An Animal est bien plus plus qu’un second essai venant transformer le premier : il est l’affirmation d’une maturité d’instrumentiste et de compositeur qui impose petit à petit Sébastien Texier comme une des figures les plus attachantes de la scène jazz actuelle.