Entretien

Sedef Erçetin, citoyenne du monde

Entretien avec la violoncelliste. En partenariat avec Jazz Dergisi.

La violoncelliste turque et résidente française répond aux questions du magazine Jazz Dergisi concernant son métier de musicienne et ses engagements en tant que femme. Elle revient aussi sur son parcours et ses projets en cours.

- Comment avez-vous choisi de jouer du violoncelle ? Outre le fait d’être une musicienne classique avec un emploi du temps et des pratiques exigeants, vous êtes également ouverte aux nouvelles idées et aux nouveaux projets ; bien souvent, vous initiez vous-même ces créations. Pouvez-vous nous en dire plus ?

J’ai commencé mon éducation musicale à l’âge de 6 ans, en passant l’audition du conservatoire municipal d’Istanbul. J’ai pris des cours de piano car jusqu’alors, je voulais toujours être pianiste. À l’âge de 11 ans, j’ai passé l’examen d’entrée du conservatoire d’État d’Istanbul, et j’ai joué du piano à l’examen. Là-bas, ils voulaient me faire entrer dans la section piano mais mon professeur de violoncelle a insisté pour que j’étudie le violoncelle.

À l’époque, c’était le comité d’audition qui décidait de la section dans laquelle vous alliez entrer au conservatoire. Vous leur communiquiez bien entendu votre choix mais c’est eux qui avaient le dernier mot ; ils analysaient comment vos oreilles entendent, comment vos mains bougent, et autres détails. À la fin, le comité m’a fait part de sa décision : ils avaient décidé que je serais bonne au violoncelle. Ils ont dit que de toute façon le piano était un must dans l’éducation musicale ; si je ne voulais vraiment pas du violoncelle, j’avais la possibilité de changer d’instrument au cours de la même année académique. Et c’est ainsi que le violoncelle est entré dans ma vie.
J’aime beaucoup cet instrument ; je n’ai jamais cessé d’en jouer depuis lors. J’ai également continué à jouer du piano. A l’âge de 17 ans, je suis allée à Paris pour parfaire ma formation de violoncelliste. Pendant mes études au Conservatoire, je donnais des cours particuliers de piano, ce qui me permettait de me faire de l’argent de poche.

À Paris, j’ai rencontré des musiciens du monde entier


- Vous avez grandi dans deux pays et pendant longtemps, vous avez évolué musicalement dans deux pays. Comment la France et la Turquie ont-elles influencé et façonné votre parcours musical ? Tandis que vous jouiez de la milonga à Paris, vous interprétiez quelques semaines plus tard de la musique ottomane à Ankara. Et quand on regarde vos concerts ou qu’on écoute votre musique, on remarque que vous êtes très détendue et à l’aise dans tous les genres auxquels vous contribuez. Quelle sorte de Sedef Erçetin cet éclectisme a-t-il créé au fil des ans ?

La raison pour laquelle j’interprète d’autres genres à côté de la musique classique est, bien sûr, Paris. J’y ai découvert et expérimenté la musique de tant de cultures différentes que j’ai voulu faire partie de chaque genre ou style. À Paris, j’ai rencontré des musiciens du monde entier et j’ai commencé à faire de la musique avec eux. C’était incroyable. J’ai improvisé avec mon violoncelle pour la première fois avec Carlos Cáceres. Il m’a emmené dans son groupe. Il m’a appris un mélange de tango et de jazz. C’est à ce moment-là que j’ai terminé mes études musicales. Je voulais être soit musicienne d’orchestre, soit soliste en musique de chambre. J’ai choisi la deuxième option et aujourd’hui, je suis violoncelliste solo, ouverte à tous les genres de bonne musique. Lorsque je travaillais avec des musiciens argentins, ils voulaient toujours que j’improvise en utilisant la musique traditionnelle turque et j’ajoutais toujours une sorte de taksim dans mes improvisations.
Au cours d’une session d’enregistrement avec le pianiste et compositeur argentin Gerardo di Giusto, mon solo était rempli de motifs turcs. Ils disaient toujours : « Sedef, tu dois refléter ta musique traditionnelle. » À cette époque, la musique turque n’était pas ma priorité car je pensais qu’elle était déjà en moi et facile à interpréter de toute façon ; j’essayais d’apprendre de nouvelles choses mais avec le temps, je me suis rendu compte que c’était quelque chose d’inestimable. Aujourd’hui, je réalise des projets avec des instruments traditionnels turcs tels que le kanun, le kemençe, la darbuka, etc. Le mois dernier, nous avons donné un concert de kanun et de violoncelle avec Tahir Aydoğdu. Dans les prochains jours, je vais interpréter du tango, de la milonga et de la musique folklorique traditionnelle argentine avec un guitariste et un percussionniste argentins. Ces changements soudains me donnent de l’énergie.

Avec la pianiste grecque, Maria Papapetropoulou, nous allons sortir notre deuxième album de musique classique. J’apprécie chaque genre musical séparément. Malgré tout, ma base musicale reste J. S. Bach. J’aime et je joue tellement Bach qu’il m’est facile d’interpréter toutes les autres musiques. Quand j’écoute Bill Evans, j’entends les harmonies de Bach.
Bach est donc en quelque sorte la clé de la musique. Si vous comprenez et ressentez Bach, vous pouvez entendre ses harmonies dans n’importe quelle musique que vous écoutez. Je suis une bonne auditrice. J’apprends quelque chose de nouveau de chaque type de musique. Je ne me limite jamais aux genres. J’aime ce que je joue et je vais continuer à le faire.

- Pour la Journée Internationale des droits de la femme (#IWD), vous représentez une valeur sûre car vous réalisez de nombreux projets avec des femmes musiciennes dans le monde entier ; en France, en Grèce, en Turquie et en Argentine, pour ne citer que ces pays. Pouvez-vous nous parler de ces projets du votre point de vue de musicienne ?

Je crois sincèrement au pouvoir des femmes. Avec la pianiste grecque Maria Papapetropoulou, avec qui je travaille depuis longtemps, nous sommes comme des sœurs. C’est en effet un luxe dans la musique. Il existe un lien entre nous et cela se reflète dans notre musique. Le public peut remarquer à quel point nous sommes détendues, ensemble sur scène.

La musique est pour moi comme l’eau et la nourriture, quelque chose d’indispensable


Il y a aussi la légendaire chanteuse de jazz américaine Liz McComb. J’ai joué et enregistré avec elle ; c’est l’une des femmes les plus fortes que j’aie jamais rencontrées dans ma vie.
Elle m’a tant partagé son amour et son soutien que lorsque j’étais sur scène avec elle, j’étais la personne la plus heureuse du monde. Laissez-moi vous raconter un souvenir unique : Liz McComb et moi nous sommes produites à la Salle Gaveau à Paris en duo piano/voix et violoncelle, deux soirs consécutifs. Dans notre répertoire, il y avait une composition de Liz. Le deuxième soir, alors que nous jouions cette même chanson, elle s’est levée du piano, s’est agenouillée juste derrière moi et a continué à chanter la chanson sans le piano ; j’ai continué avec mon improvisation. Elle s’est soudain mise à pleurer, je me suis sentie bizarre, mais elle a continué à chanter et moi à jouer. La chanson s’est terminée, elle m’a serré si fort dans ses bras que j’ai commencé à pleurer aussi ; c’est ainsi que nous avons terminé le concert ce soir-là.
Elle m’a dit plus tard que le son du violoncelle avait eu un fort impact sur elle. J’espère que je pourrai à nouveau être sur scène avec elle lors d’une prochaine Journée Internationale des droits de la femme.

- Quelles sont donc vos sources d’inspiration jusqu’à présent ?

J’ai eu de nombreuses sources d’inspiration dans ma vie. La musique est pour moi comme l’eau et la nourriture, quelque chose d’indispensable, ma condition sine qua non, et mon équilibre. Protéger cet équilibre sensible est une grande abnégation. Les musiciens humbles m’inspirent généralement, ceux qui savent tirer le meilleur parti de leur vie. La personnalité d’un musicien que vous admirez peut se révéler être une déception pour vous. Et parfois, on rencontre un grand musicien qui s’avère aussi être une belle personnalité.

Le premier nom qui me vient à l’esprit est celui de Mstislav Rostropovitch. C’est lui qui m’a fait aimer le violoncelle. C’était une personne amicale et spirituelle, pleine de joie de vivre. Lorsque je l’ai rencontré, j’avais tout juste 19 ans et mes mains ont disparu dans ses grandes mains douces. Il m’appelait « petit délice turc ». Je n’ai jamais oublié ses mains.
Yo Yo Ma est un grand violoncelliste, il joue différents types de musique du monde en plus de la musique classique ; il a été une source d’inspiration pour moi.
De même, le pianiste Arthur Rubinstein savait profiter de la vie, même s’il était un professionnel très discipliné.

Dans le domaine du jazz, ma principale inspiration est Bill Evans. Je peux l’écouter tous les jours. Pour moi, il est le Bach du jazz. Et chaque jour, je découvre de nouveaux musiciens qui m’inspirent.

- Quels sont vos projets et vos attentes pour l’avenir proche, à l’ère de la séparation Covid et de la réunification Zoom ?

Comme tout le monde, j’espère voir des jours remplis de musique et d’art. Je dois être en bonne santé physique et spirituelle pour pouvoir jouer du violoncelle tous les jours. J’ai de nombreux projets mais je ne sais pas lequel se concrétisera. Je vais participer à quelques festivals en France et y faire quelques enregistrements. Actuellement, je participe à un projet mené par le saxophoniste français Stéphane Guillaume, en août prochain nous prévoyons de faire un enregistrement.
Je décide de laisser les projets au hasard. Le bon moment finira par arriver. Le plus important est de tout faire avec amour.

par // Publié le 6 mars 2022
P.-S. :

Cet article est publié simultanément dans les magazines européens suivants, à l’occasion de « High Society ! » une opération de mise en avant des jeunes musiciennes de jazz et blues : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), London Jazz News (UK), Jazznytt (No), Jazzwise (UK), Jazz-Fun (DE), Jazzthetik (DE), Jazz Dergisi (TU), Jazz Special (DK).

This article is published simultaneously in the following European magazines, as part of « High Society ! » an operation to highlight young jazz and blues female musicians : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), London Jazz News (UK), Jazznytt (No), Jazzwise (UK), Jazz-Fun (DE), Jazzthetik (DE), Jazz Dergisi (TU), Jazz Special (DK).

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