Tribune

Du jazz dans « Jazz » de Toni Morrison ?

Retour sur la place de la musique dans le roman « Jazz » de Toni Morrison


Toni Morrison est décédée le 5 août 2019 à l’âge de 88 ans. Cette immense auteure afro-américaine (Prix Pulitzer 1988, Prix Nobel de Littérature 1993) narrait avec une intensité peu commune le sort de son peuple. Le jazz était en quelque sorte la bande-son de l’émancipation de ce dernier. Puisse ce relevé des indices musicaux dans cet ouvrage paru en 1992 contribuer à entretenir sa mémoire.

« Jazz » n’est en aucune manière un récit centré sur des expériences musicales vécues par les artistes qui sont censés en être le vecteur. A moins que l’on ne se penche sur l’analyse du style littéraire, entre réalisme magique, polyphonie et tradition orale ; on conviendra que ce sont là des traits propres au jazz. Ce roman est centré sur un drame de l’amour fou, dans un triangle dramatique entre l’amant (Joe), la légitime (Dorcas) et la jeune maîtresse (Violet). Il se décline en tableaux de femmes et d’hommes saisis par la dureté de leur condition d’enfants de la dernière génération d’esclaves dans l’Amérique des années vingt. Au moment où les Noirs du Sud migrent vers les villes du Nord des Etats-Unis, notamment vers l’industrieuse Chicago, s’entassant dans les taudis du South-Side, ou bien à Harlem, New-York, en particulier autour de Lenox Avenue, appelée de nos jours Malcom X Boulevard (Toni Morrison ne parlant jamais de ghetto). Or à ce grand déplacement correspond l’éclosion des musiques de jazz hors du présumé foyer originel de la Nouvelle-Orléans.

Entre profane et sacré

Ces musiques s’immiscent partout, entre profane et sacré. « En bas c’est l’ombre où apparaît n’importe quel truc blasé : clarinette ou baise, des poings ou les voix tristes des femmes » (p.15). « Un homme de couleur qui souffle dans son saxo descend du ciel en planant » (p.17). Toni Morrison restitue en quelques mots toute la tension existentielle qui fonde les musiques de jazz, entre spiritualité et libido. « Parce qu’on l’entendait partout », cette musique dangereuse, écrit-elle : « Les chansons qui avaient commencé dans la tête descendaient de plus en plus bas (…) jusqu’à ce que la musique soit tellement ignoble qu’on devait fermer les fenêtres et transpirer tout l’été tandis que les hommes en manches de chemise se mettaient sur le bord des fenêtres, s’agglutinaient sur les toits, dans les ruelles, sur les perrons et dans les appartements des parents pour jouer les obscénités signalant la Fin Dernière (…) ». La musique envahit l’espace public et vient d’en haut : « Les jeunes gens sur les toits changeaient d’air ; crachaient et tripotaient un peu leur embouchure, et quand ils la remettaient et gonflaient les joues, c’était juste comme la lumière de cette journée, pur et fort et genre aimable. On aurait cru que tout avait été pardonné à les entendre jouer. Les clarinettes avaient des ennuis parce que le cuivre jouait si haut, pas en bas comme ils aiment le faire, mais haut et clair comme une jeune fille qui chante au bord d’un torrent pour passer le temps, les chevilles dans l’eau froide. Les jeunes gens aux cuivres n’avaient probablement jamais vu ce genre de fille ou de torrent mais ce jour-là ils les ont inventés » (p.214). Ce n’est pas le moindre des mérites de la romancière que de donner une interprétation aussi poétique de l’émergence du jazz comme musique populaire au mitan des années 1920.

Blues et Féminisme Noir

C’est qu’à cette époque du blues marqué par le féminisme noir (lire et relire à cet égard l’ouvrage consacré à ce sujet par Angela Davis, que la romancière eut le courage de publier quand la militante était traquée par le FBI), Toni Morrison rappelle que la plupart des femmes puissantes dont elle dresse les portraits n’en sont pas moins soumises à une forme de domination masculine portée par une pratique musicale bien souvent réservée aux hommes. Jouer le blues est une affaire de mâles : « Des aveugles bourdonnent et chantonnent dans la douceur de l’air, en avançant à petits pas sur l’allée. Ils ne veulent pas voisiner ou rivaliser avec les vieux pépés qui se postent au milieu du bloc pour jouer sur une guitare à six cordes. L’homme du blues. Noir, avec le blues. Noir, donc, l’homme du blues » (p.135). Le musicien chanteur de blues noir, loin d’être un stéréotype, est un personnage incontournable de ces années vingt : sa cécité suscite la compassion en même temps qu’elle lui permet de convertir son handicap visuel en talent vocal et musical.

Les femmes, vouées à l’écoute, ne s’en émancipent pas moins par leurs sens, et ne sont pas dupes : « Des femmes étaient venues de l’église baptiste vendre des repas au poisson, les jumeaux aveugles jouaient de la guitare dans la boutique et c’est tout à fait comme tu disais - il n’y en a qu’un d’aveugle, l’autre ne fait que suivre la manœuvre. Probablement même pas des frères, sans parler de jumeaux. Un truc que leur maman a mijoté pour un peu de monnaie. Pourtant ils jouaient quelque chose de noirâtre, pas les gospels qu’ils font d’habitude, et les femmes qui vendaient leur poisson fronçaient les sourcils et parlaient mal de leur mère mais ne disaient pas un mot aux jumeaux et je savais qu’elles se plaisaient à écouter parce qu’une des plus bruyantes pouvait à peine se retenir de taper du pied » (p. 149). L’émancipation féminine noire passe par bien sûr par la danse : « Dorcas (l’héroïne) est contente, satisfaite. Deux bras la serrent et elle peut poser sa joue sur sa propre épaule tandis que ses poignets étreignent son cou à lui. Tant mieux qu’ils n’aient pas besoin de beaucoup de place pour danser puisqu’il n’y en a pas. La pièce est bondée. Les hommes grognent de satisfaction, les femmes vibrent d’impatience. La musique se plie, tombe à genoux pour mieux les englober, les pousser à vivre un peu, pourquoi pas vous ? puisque c’est le truc que vous attendiez » (p.207). Belle évocation d’une de ces « rent-parties » qui permettaient aux populations des ghettos de payer leur loyer, invitant le voisinage moyennant quelque participation aux frais ? Toujours est-il que le Jazz dans « Jazz » est avant tout affaire de réception sensorielle.

Laisser un vrai bébé vivant pour aller acheter un disque

L’achat de disques, notamment, est une affaire de femmes. Deux références au label Okeh, première maison d’édition de disques diffusant des artistes noir.e.s, comme Ma Rainey, blueswoman ontologique : l’une des héroïnes, la pauvre Violet(te), voit entrer dans un immeuble une « autre fille »… « avec un disque d’Okeh sous le bras et un paquet de viande à ragoût à la main » (p.14), ou encore une voisine, Felice, « achète encore des disques d’Okeh chez Felton et rentre si lentement de la boucherie que la viande a tourné avant de toucher la poêle » (p.241). L’appel de l’acétate est si fort que l’on peut en oublier un enfant : « - Vous avez laissé un vrai bébé vivant à une inconnue pour aller chercher un disque ? (…) Qu’est-ce que c’est ? – Le Trombone Blues - Ayez pitié – Elle en saura plus sur le blues que tous les trombones quand sa maman va rentrer » (p.31). Belle référence au titre de Duke Ellington édité en 1925, qui fit d’un instrument présumé « pataud » un emblème du jazz en plein développement, ne serait-ce que par la grâce de l’exécution de Charlie Irvis.

La truculence des dialogues laisse à penser que le jazz peut ici être entendu comme un chœur désordonné de voix, comme un commérage réunissant la communauté des cancaniers du ghetto. Manière pour l’auteure de rappeler que ce terme peut avoir pour étymologie le verbe français « jaser » ?

Mais souvent l’on chante : « Comme les voix des femmes dans les maisons voisines qui chantaient « Descends, descends très loin en terre d’Egypte… » se répondant l’une l’autre de cour à cour avec un vers ou sa variante » (p.245). Belle référence à l’incunable « Go Down Moses », gospel suprême qui, par le récit de l’Exode des Juifs, entre en résonance avec l’histoire des Noirs aux Amériques. Le Jazz de Toni Morrison est aussi hymne à la liberté. Quant au groupe favori de la malheureuse Dorcas, « Slim Bates Ebony Kings », seule une recherche approfondie dans les obscurs rayons de la bibliothèque du Congrès nous permettrait d’en trouver quelque trace ! Ou bien c’est une référence musicale imaginaire que s’autorise l’immense romancière qui n’aimait rien tant que jouer à brouiller les pistes pour mieux nous faire chercher les chemins de la liberté.

par Laurent Dussutour // Publié le 27 octobre 2019
P.-S. :

« Jazz », traduction de Pierre Alien, Christian Bourgois Editeur, 1993.