Refaire le monde avec Franck Cassenti
Portrait du cinéaste Franck Cassenti, réalisateur de nombreux documentaires sur le jazz.
Né en 1945 au Maroc, Franck Cassenti reste un activiste de la culture. S’il est principalement derrière la caméra, il n’en est pas moins un authentique jazzman, que ce soit par son travail comme directeur artistique du festival Jazz à Porquerolles ou, dans de trop rares occasions, comme guitariste émérite qui connaît ses standards sur le bout des doigts !
Cette année, le Festival Jazz à Porquerolles va fêter ses vingt ans. En tant que directeur artistique, Franck Cassenti incarne cette expérience d’un évènement où le jazz n’est pas uniquement abordé sous l’angle du spectacle. Pour lui et son équipe, cela relève d’un art de vivre, comme l’illustre son dernier film « Changer le monde ».
Changer le monde
« J’avais envie de rendre hommage à Martin Luther King pendant le festival Jazz à Porquerolles. J’ai donc projeté le discours « I have a dream » sur la muraille du fort Sainte-Agathe. J’avais convié des musiciens qui venaient des quatre coins du monde cette année-là, en 2018 : Vincent Segal au violoncelle, Majid Bekkas au guembri, Hamid Drake aux percussions, Nicole Mitchell à la flûte, tous deux de Chicago, Sophia Ankoviac de La Ciotat… tous ces gens-là se sont rencontrés juste une heure avant les balances. Et même s’ils ne se connaissaient pas, ça a donné un spectacle magnifique. » Le film repose donc sur un profond désir de paix et de justice, et s’inscrit dans la longue carrière de cinéaste de cet amoureux du jazz, voire de ce jazzman amoureux du cinéma…
Depuis son premier court métrage L’Agression, en 1973, qui dénonçait le racisme en France à partir d’une sordide affaire de ratonnade, en passant par L’Affiche rouge, salutaire rappel de l’implication des immigrés dans la Résistance, jusqu’à Changer le Monde en 2019, il ne cesse de plaider pour une humanité métisse.
Pour ce dernier film, il a réemployé des plans tournés avec Archie Shepp, qu’il fréquente depuis les années quatre-vingts, ainsi que des images réalisées en Afrique du Sud et au Maroc, notamment sur l’univers des Gnawas, ces descendants d’esclaves qui ont développé une culture résiliente à base de rituels musicaux aux vertus prophylactiques via des pratiques de transe.
Les plans de coupe sont issus de ses tournages sur l’île de Porquerolles, sur la côte varoise : il la découvre il y a un peu plus de vingt ans en jetant l’ancre de son voilier dans son port. C’est d’ailleurs grâce à l’entregent d’un élu local de la ville de Hyères, lui-même fan de jazz et de navigation à la voile, qu’il réussit à finaliser son idée d’organiser un festival sur ce bout du monde. Sa façon de rendre hommage à la nature fragile de l’île repose sur une captation sensible du moindre mouvement de la mer et des pins, comme si le lieu était d’abord habité par le vent.
Comme les musicien.n.e.s présents dans le film, le réalisateur est animé par une spiritualité sans fard, reposant sur un profond respect de l’Autre : « J’ai développé le propos d’un film sur des musiciens qui sont porteurs d’une sorte de quête spirituelle. Je trouvais cela assez original que ce soient des musiciens qui ne parlent pas d’abord de musique mais qui cherchent à partager leur vision du monde. Ce film a été financé de façon participative, ce qui n’est pas commun, et montre que d’autres personnes que mon équipe, les musiciens ou moi-même, ont des préoccupations communes. »
Quand je filme, je me dis toujours que c’est peut-être le dernier film que je fais et que c’est peut-être la dernière fois que je vois la personne que je suis en train de filmer
Filmer ce qui se joue
L’empathie pour les personnes qui se retrouvent sous l’objectif de sa caméra : telle est sa marque de fabrique. Non pas cette bienveillance béate que cherchent à nous vendre les thuriféraires d’une communication vide de sens, mais bien plutôt une recherche de la justesse et de la justice dans le regard. Ainsi, pour ce qui concerne le jazz : « Il s’agit d’abord de filmer ce qui se joue. Au sens de la partition, certes, mais aussi dans les interactions entre musiciens. C’est une responsabilité de filmer la musique de jazz. Il faut en connaître le b.a.-ba. Je choisis les musiciens que je filme. Je les connais, je sais ce qu’ils vont jouer. Il faut de l’anticipation pour saisir cette musique qui se présente un peu comme un jeu d’échecs, avec cette idée de se représenter plusieurs coups d’avance. Malheureusement beaucoup d’images et de sons sont diffusés au détriment de la musique et des musiciens. Une fois, sur un plateau, j’ai entendu un technicien dire à propos de Miles : « Ah oui, Miles Davis, il va rentrer et il va aller s’asseoir au piano ». C’est caricatural certes, mais c’est trop souvent le cas. Combien de fois ai-je vu des pavillons de trompette coupés, des quatre-quatre ignorés ou conçus comme des solos de batterie. Je me souviens de Max Roach, que j’ai filmé, qui m’avait fait part de son étonnement par rapport au fait que c’était la première fois que l’on cadrait son pied sur la pédale de grosse caisse. J’ai aussi fait un film sur Charlie Haden : lors de sa diffusion au festival de jazz de Montréal, il avait été étonné de la façon dont j’avais pris du temps pour lui laisser mettre en valeur sa musique, ou même sa parole. Le fait est que, dans la manière de filmer le jazz, ou même plus généralement dans le cinéma, on pense d’abord à capter l’attention du spectateur, avant de s’intéresser à l’art ou à la personne. »
Conscient de la fragilité de la vie comme des images, et de la capacité de ces dernières à faire mentir la réalité, Franck Cassenti prend le parti d’un cinéma humaniste : « Quand je filme, je me dis toujours que c’est peut-être le dernier film que je fais et que c’est peut-être la dernière fois que je vois la personne que je suis en train de filmer ». Et de citer Cocteau : « Le cinéma filme la mort au travail ». En cherchant le respect mutuel entre ses sujets de cinéma et lui-même, il essaie d’être considéré comme un membre de l’orchestre : « Pendant plus de vingt-cinq ans, j’ai filmé les concerts à Marciac à partir de ce principe : j’ai fait en sorte, même avec ceux que je ne connaissais pas, de me présenter, de dire comment j’allais procéder… alors que, désormais, pour les retransmissions sur grand écran à côté de la scène, il n’y a plus ce genre de démarche. »
Du jazz dans la caméra
Il fait remonter sa rencontre avec le jazz à son adolescence, lorsque le jeune homme qu’il était, né au Maroc, se retrouve dans une école professionnelle à Dellys, en Algérie, à la fin des années cinquante : « Alors que je n’étais qu’un bleu, un ancien m’a vu en train de faire des mouvements incessants avec mes mains et a cru que j’étais batteur. J’ai été convié à répéter le soir-même avec l’orchestre de l’école et, évidemment, comme je ne savais pas jouer de batterie, on m’a dit que je pouvais quand même rester pour balayer le local ! Finalement le groupe avait vraiment besoin d’un batteur pour des soirées au club nautique du village, si bien que je me suis retrouvé à essayer de jouer des paso-doble et des cha-cha-cha. » Puis, se retrouvant à Lille pour des études en cinéma, il voit une annonce « cherche batteur » à l’entrée d’un club de jazz, fréquenté par de tous jeunes Michel Grailler, Didier Levallet ou encore Alain Resnais qui s’essayait au saxophone. « Je me suis même inscrit au conservatoire de Lille en classe de contrebasse, et je jouais aussi un peu de guitare. J’ai touché à pas d’instruments sans vraiment prendre le temps d’approfondir. Puis j’ai joué dans un groupe de jazz-fusion à Paris… »
Ses premiers films sur le jazz - ou peut-être devrait-on dire de jazz -, il les réalise à partir des années quatre-vingts, alors qu’il est déjà un réalisateur connu et reconnu, notamment de films pour la télévision. Lui échoit alors une commande du ministère des affaires étrangères pour la cinquième chaîne balbutiante, à destination des Français de l’étranger. S’ensuivent des rencontres avec Bernard Lubat, Michel Portal, etc. Puis vient le projet plus conséquent de Lettre à Michel Petrucciani, réalisé à partir d’extraits des courts formats précédents et de plans dans un club parisien : « Le film est passé sur TF1 et, le lendemain, il n’y avait plus un disque de lui dans les bacs des disquaires ».
D’emblée, il propose un autre regard sur le jazz : « J’essayais de me positionner à contre-courant de ce que l’on pouvait voir en matière de jazz à la télévision. Par exemple, je n’étais pas d’accord avec le travail de Jean-Claude Averty, qui abusait des effets rendus alors possibles par les évolutions techniques : je trouvais qu’il y avait trop de zooms ou de surimpressions. Ces superpositions de pavillons de trompette sur Dizzy Gillespie, ces gros plans uniquement sur les doigts d’un pianiste sur le clavier… ce n’était pas cela que je désirais montrer. Quand je filme la musique, j’essaye d’être le plus sobre possible sans avoir à démontrer que je sais filmer. Un peu de la même façon qu’un musicien qui, lorsqu’il est sur scène, n’a pas besoin de montrer qu’il sait jouer. » Récusant tout esthétisme, il voit dans le fait d’aller vers quelqu’un avec une caméra comme une aventure, cherchant à rester le même individu avec ou sans cette caméra qu’il avoue ne pas avoir souvent prise à la main, sauf à de rares occasions : « Pour Je suis jazz, c’est ma vie, j’avais dit à l’équipe d’attendre avant de monter filmer Shepp dans sa chambre d’hôtel : j’y suis allé d’abord et, heureusement, j’avais une petite caméra pour le filmer en train de jouer du saxophone. C’était extraordinaire. Je ne pouvais pas avoir mieux. »
Ce que je filme, ce sont des êtres humains qui font de la musique
Il semble trouver en Archie Shepp son alter ego [1], réalisant notamment la force de son regard : « Lorsque j’ai filmé Archie Shepp, je lui ai dit de regarder le centre de la caméra : il avait fait du théâtre, l’avait enseigné même, mais il n’avait jamais vraiment été filmé. L’opérateur m’a alors révélé qu’il avait eu la sensation d’être traversé, voire transpercé, par son regard. On ne peut pas quitter un tel regard : il faut rester sur lui. Pas question de faire un plan de coupe sur le pianiste ou sur le batteur. Cette insistance sur le regard, je la tire du cinéma d’un Robert Bresson ou même, et surtout, d’un Ozu… ». Finalement, ce n’est pas vraiment le jazz qu’il filme, et c’est heureux puisque même un Archie Shepp récuserait cette appellation pour le moins incontrôlée : « Ce que je filme, ce sont des êtres humains qui font de la musique ».
Homme de culture, comme il se plaît à se définir, Franck Cassenti reste engagé dans la ville de La Ciotat, où il réside désormais et se bat, aux côtés d’un collectif local, pour la préservation de lieux culturels libérés des pressions marchandes et politiques, ce qui n’est pas la moindre des gageures avec une municipalité profondément réactionnaire. Ces jours-ci, tout en travaillant à la finalisation du vingtième festival Jazz à Porquerolles, au cours de laquelle il donnera une lecture musicale de « Novecento, la légende du pianiste sur l’océan » [2] il propose un nouveau film, le « Journal d’une jeune femme sourde », qui devrait soulever des vagues d’émotion. Plus humaniste que jamais, toujours en quête de dialogue authentique, ce cinéaste jazzman, ou inversement, n’a pas fini de nous étonner et de nous ravir.