Entretien

Sophia Domancich

La musique des rencontres.

Photo © Christophe Charpenel

La pianiste et compositrice Sophia Domancich évoque son parcours, son rapport à l’écriture, au genre et de son métier.

Sophia Domancich

Si vous deviez vous présenter musicalement avec un seul disque de votre discographie, lequel choisiriez-vous ?

Je prendrais Alice’s Evidence, il est assez représentatif du type de composition que je peux faire en général, et s’inscrit dans un contexte qui est celui que j’aime aussi : l’improvisation, l’échange, la façon de jouer. Il y en a d’autres, j’aurais pu dire Pentacle par exemple, mais celui-ci est plus récent.

Comment s’est passé le passage du classique au jazz ?

Ça n’a pas été simple. Il y a eu une phase intermédiaire où j’ai joué dans des groupes de musique africaine et antillaise. J’ai adoré ça, même si je m’y suis retrouvée un peu par hasard. Dans ces musiques - je jouais du Fender Rhodes - j’ai appris à faire tourner une rythmique, quelque chose de simple, direct, et à utiliser la main gauche d’une façon différente. Pour le jazz, ensuite, j’ai appris sur le tas, en y passant beaucoup de temps. J’ai fait beaucoup de relevés, d’écoute, je ne voulais pas retourner faire une école. Et puis les rencontres, ensuite, m’ont permis de faire mon chemin.

Et pour le passage des standards vers la composition ?

La composition est venue très vite, ça s’est fait sans même y penser. Hormis quelques exceptions, il n’y a pas eu vraiment de passage par les standards. Je n’ai pas la prétention de connaître les standards. Je me suis retrouvée dans des groupes qui jouaient les compositions originales des membres de l’orchestre. Le premier morceau que j’ai écrit était « Rêve de singe » pour l’album Pip Pyle d’Équipe Out.

C’est primordial pour moi de travailler avec des personnes que j’apprécie humainement.

Du rock progressif au jazz il n’y a souvent qu’un pas, que vous avez franchi avec aisance. Qu’est-ce qui uni ces deux styles musicaux ?

Le milieu du rock progressif anglais avec lequel j’ai fait mes premières tournées faisait fi des « genres » et jouait une musique très libre, au-delà des codes. Tous ces musiciens étaient très impliqués dans le jazz aussi. Je n’ai jamais fait de césure entre les deux styles. Si la forme diffère, le fond est le même : l’interaction, l’improvisation, le rapport au jeu, c’est le même fonctionnement. Il y a peut-être plus d’écriture dans le rock progressif, mais il y a aussi une grande ouverture.

Comment se passe le processus de création au sein de vos collaborations, quelle part revient aux différents membres ?

J’aime écrire et composer des répertoires. J’arrive avec des propositions assez claires, qui restent ouvertes aux propositions. Les interprètes les prennent en main, ils peuvent parfois me faire des suggestions, et on avance ensemble. Mais il faut à la base que la proposition soit claire, c’est très important. C’est ce que j’attends d’un chef d’orchestre lorsque je suis dans un groupe.

Cela revient à savoir s’associer aux bonnes personnes pour ne pas perdre ses propres objectifs ?

Oui, c’est important pour moi de m’associer à des musiciens talentueux et exigeants et qui ont un engagement artistique fort, avec qui je peux partager sans avoir à trop expliquer. Je ne parle pas des trios, où c’est un peu différent, car ils sont chez moi vécus à part égale, équilatérale. Mais par exemple avec Pentacle, j’ai écrit la musique pour cet orchestre-là, spécifiquement. J’aime que chacun s’accapare mes compositions en y apportant son langage. Je choisis les musiciens en fonction de leur personnalité, je n’ai pas envie de leur demander de faire autre chose que ce qu’ils sont, ni de trop leur dire ce qu’il faut faire. Ce sont de fortes personnalités qui s’investissent totalement. Avec le temps, le côté humain est devenu le plus important. C’est primordial pour moi de travailler avec des personnes que j’apprécie humainement.

Sophia Domancich François Corneloup Simon Girard

Robert Wyatt a-t-il écouté Sea Song(e)s ? Si oui, qu’en a t-il pensé ?

Oui, il a beaucoup aimé, il a été très touché par ce disque et m’a envoyé un mot très enthousiaste ! On est toujours en contact, bien qu’on n’ait jamais réussi à se rencontrer. Je lui fais toujours parvenir les disques que je fais. Lorsqu’on a fait Sea Song(e)s, je lui avais d’abord envoyé une version numérique par internet. Il avait dû faire appel à son fils car il n’arrivait pas à se débrouiller avec son ordinateur. Il me disait être un homme préhistorique avec l’informatique ! (rires)

Y-a-t-il des noms récemment qui ont attiré votre attention, avec lesquels vous aimeriez jouer ?

Bien que je ne sois pas particulièrement fan du « deux pianos », j’aimerais bien faire un duo avec Craig Taborn.

C’est facile de faire un disque, c’est après que ça se gâte !

Vous avez sorti plusieurs albums sur le label immatériel Sans Bruit. Qu’est-ce qu’un album numérique apporte de différent pour la diffusion de la musique ?

Le coût est moindre, mais la diffusion est autre, et pas forcément plus facile. Sans Bruit a fait fabriquer des disques, comme mon solo ou le quintet, pour la vente sur les lieux de concerts. Mais sinon c’est entièrement dématérialisé. J’aime les personnes qui s’ occupent de ce label, c’est encore une histoire de rencontres.

Est-ce plus difficile de faire (et sortir) un disque aujourd’hui qu’il y a quelques années ?

Je ne crois pas, j’ai l’impression que c’est plus facile, les technologies d’enregistrement permettent beaucoup de choses et les coûts de fabrication ont baissé. Il y a beaucoup d’auto-productions, les musiciens montent leur label pour sortir leurs disques. C’est ce qui fait qu’il y a une telle profusion de disques. Mais c’est après que ça se gâte, justement à cause du nombre. Difficile de se démarquer dans un océan de productions musicales. On peut facilement passer à la trappe. Il faut aussi que les artistes fassent de la com, vendent leur travail, et ce n’est pas inné chez tout le monde. Personnellement ça ne m’intéresse pas beaucoup - ça n’intéresse pas beaucoup de musiciens, que je sache - je n’ai pas le temps, et tant pis si j’en paie le prix. La nouvelle génération est plus habituée à cela avec les réseaux sociaux. D’ailleurs, dans les formations en musique désormais, on a intégré l’aspect « vendre un projet ». Mais ce n’est facile pour personne.

Sophia Domancich

Vous avez débuté dans un milieu musical très largement masculin dans son ensemble. Est-ce que ça a eu un impact dans votre carrière ?

Oui. Il m’est arrivé quelques mésaventures à mes débuts, par exemple on me proposait de jouer pour un concert, et arrivée à la répétition je m’apercevais qu’il s’agissait de tout autre chose, il n’y avait même pas de piano ! J’ai même été obligée parfois de partir. J’ai donc développé une espèce de méfiance, je sortais peu, ce qui ne favorise pas les rencontres. Mais heureusement ça ne m’a pas complètement empêchée de faire des choses. J’ai adoré faire Alice’s Evidence parce que c’est un groupe mixte. Et ce n’est pas assez représenté dans le jazz, où il y a encore beaucoup d’entre-soi, les hommes sont entre eux et les quelques filles qui émergent peuvent vite devenir l’alibi de tout le monde. C’est général et pas que chez les artistes : il n’y a pas beaucoup de femmes programmatrices, productrices, ou dans la presse. Le milieu jazz en France est un milieu social : des hommes, blancs, issus de la classe moyenne. Il y a très peu de mixité sociale, de genre, pas beaucoup de gens issus de l’immigration. Les choses évoluent doucement, mais c’est long.

Quels sont les projets pour 2019 ?

Il n’y en a pas de nouveau, pour les raisons énoncées plus haut, mais ça peut toujours changer. Faire jouer les groupes qui existent déjà, Pentacle, Alice, et le duo avec Simon Goubert. Et puis je joue dans l’orchestre Révolution de François Corneloup ou Michel Edelin, d’excellents chefs d’orchestre, avec lesquels je suis ravie de travailler.