Portrait

Sur « Monk On Viola » de George Dumitriu

Portrait de George Dumitriu dans la perspective de Monk0


© Henning Bolte

Le musicien George Dumitriu (alto, violon, guitare), d’origine roumaine et basé à Amsterdam, a enregistré un album solo à l’alto sur des compositions de Thelonious Monk, qui sort sur le label berlinois Evil Rabbit. Voici quelques éléments de contexte en suivant un fil reliant John Coltrane, György Ligeti et Ig Henneman.

George Dumitriu

Les compositions de Thelonious Monk (1917-1982) sont peut-être les plus jouées dans le domaine du jazz à ce jour. Il est l’un des compositeurs les plus originaux et les plus respectés du jazz. Il est impossible de ne pas être en contact ou sous le charme de sa musique. Sa musique est facile et difficile. D’un caractère constamment changeant, elle possède sa propre signature, clairement reconnaissable, semblable par exemple à la musique de Kurt Weill. Il s’agit d’une relation particulière entre le rythme et la mélodie. Elle est facile à comprendre pour les auditeurs, mais difficile à jouer pour les musiciens.

Je passais à son appartement et je le sortais du lit, parfois. Il se réveillait, allait au piano et commençait à jouer. Il jouait n’importe quoi, peut-être juste un de ses airs.


Ce qui est aujourd’hui un classique du répertoire et qui se doit d’être maîtrisé par un musicien professionnel, était bien différent à l’époque où Monk a débuté son parcours. Il lui était difficile de trouver des musiciens capables d’interpréter sa musique, notamment pour les enregistrements. Il fallait beaucoup de prises pour capturer sa musique telle qu’elle était conçue. Le jeune John Coltrane, qui avait tout juste la trentaine, a travaillé intensément avec Monk, un temps, et a exprimé son sentiment de manière très forte : jouer la musique de Monk, disait-il, pouvait être si éprouvant sur le plan rythmique et harmonique que si l’on ratait un changement d’accord, on avait l’impression de tomber dans une cage d’ascenseur vide.

Ayant suivi une longue initiation avec Monk à la fin des années 50, il en fait la description suivante : « J’ai tellement aimé [« Monk’s Mood »] que je lui ai dit que je voulais l’apprendre, alors il m’a invité et c’est là que j’ai commencé à apprendre ses airs. Je passais à son appartement et je le sortais du lit, parfois. Il se réveillait, allait au piano et commençait à jouer. Il jouait n’importe quoi, peut-être juste un de ses airs. Il commençait à jouer et il me regardait, alors je prenais mon instrument et j’essayais de retrouver ce qu’il jouait. Et il continuait à jouer encore et encore et encore et je parvenais à comprendre cette partie. Et la fois suivante, j’avais une autre partie. Et il s’arrêtait pour me montrer des passages assez difficiles, et si j’avais beaucoup de mal, eh bien, il sortait son portfolio et me montrait la musique - il les avait toutes écrites et je les lisais et les apprenais. Il préférait qu’un gars apprenne sans lire parce que comme ça, on ressent mieux la musique. Et donc, quand je connaissais presque la mélodie, il me laissait tranquille. Il me laissait m’exercer seul, et il sortait de son côté, peut-être qu’il allait au magasin ou se recouchait ou autre chose. Et je restais là à répéter la mélodie. Quand je l’avais bien en main, je l’appelais et on la jouait ensemble. Et parfois, nous ne faisions qu’un seul morceau par jour. »

Coltrane a insisté sans détour sur les effets déterminants de son apprentissage sous la tutelle de Monk : « J’ai beaucoup appris avec lui. J’ai appris à observer les petites choses. C’est juste un bon musicien, mec - si vous travaillez avec un gars qui regarde les petits détails des choses, ça vous pousse à essayer de regarder les petits détails aussi. Les petites choses comptent tellement dans la musique, comme dans tout le reste. Comme la façon dont on construit une maison, en commençant par ces petites choses. Vous mettez les petites choses ensemble et ensuite toute la structure tient debout. »

Cela a manifestement été un enseignement fondamental, d’une grande portée : « Travailler avec Monk m’a rapproché de cet architecte musical de premier ordre. J’ai eu l’impression d’apprendre de lui dans tous les domaines : par les sens, théoriquement, techniquement. Je parlais à Monk de problèmes musicaux et il s’asseyait au piano et me montrait les réponses simplement en les jouant. »

Ce qui était autrefois une nouveauté et un défi à relever, a été transmis aux générations suivantes comme point de référence pour aller de l’avant. La question est de savoir ce que Dumitriu a apporté à son projet de solo de Monk pour relever le défi sur son instrument spécifique, l’alto, et en explorer les possibilités.

George Dumitriu © Henning Bolte

Jouer la musique de Monk ne consiste pas seulement à jouer purement et simplement les notes selon leurs valeurs, exactement comme elles sont notées (si tant est que cela puisse être réalisé). La musique de Monk est très personnelle et a vu le jour à un moment donné de l’histoire. La jouer aujourd’hui repose sur une assimilation et une recréation personnelles par le biais de la perception et des possibilités de son instrument.

l’essence de la musique de Monk est là dans chaque chanson et elle est très forte.


Dans les neuf pièces, George Dumitriu utilise des bruits d’archet, des multi-phoniques, des transitions fluides, des effets percussifs. Il passe ainsi par des micro-tonalités produisant des superpositions, des effets multi-instrumentaux/orchestraux et des polyrythmies.

- Comment vous êtes-vous senti prêt pour Monk ?

J’ai une relation spéciale à Monk depuis mes études à Groningue. Il y a quelque chose de différent dans ses morceaux, quelque chose qui me faisait jouer différemment, plus brut, plus honnête. J’ai joué un concert en hommage à Monk à la guitare avec Kaja Draksler, qui est une grande fan du compositeur. Mais je crois que je ne l’ai pas vraiment entendu à la guitare. Quelques années après avoir commencé à jouer de l’alto (il y a environ six ans), j’ai été très curieux de créer des arrangements de Monk. Je n’avais entendu personne jouer Monk sur cet instrument, ce qui m’a donné une sorte de fièvre pionnière. Le travail était lent et difficile et j’ai réalisé une fois de plus que l’essence de la musique de Monk est là dans chaque chanson, et qu’elle est très forte.

George Dumitriu © Henning Bolte

- Vous utilisez des techniques assez avancées sur votre instrument dans cet album. Quand/comment vous est venue l’idée d’utiliser des morceaux de Monk pour les déployer au maximum ?

J’ai commencé à jouer de l’alto avec le répertoire classique et contemporain. J’étais fasciné par l’écriture complexe de Ligeti dans sa « Solo Viola Sonata ». D’autres compositeurs m’ont aussi inspiré, comme Berio, Rădulescu, Kurtag, Chostakovitch. D’autre part, j’ai eu une période d’improvisation libre sur l’instrument et j’ai découvert toutes sortes de sons. La scène d’improvisation d’Amsterdam est une influence importante dans ce sens, et en particulier les rencontres que j’ai eues avec la compositrice et altiste Ig Henneman. Avant cela, j’ai eu une période de laptop electronica qui a ouvert mon esprit à toutes sortes de possibilités sonores. Ce qui me plaisait beaucoup avec l’alto, c’est que je pouvais accéder à tous ces sons de manière intuitive et directe, en les laissant en quelque sorte arriver, par opposition à l’ordinateur portable qui était davantage un chemin cérébral.

Le travail sur les pièces de Monk a commencé par la réalisation d’arrangements précis et de réductions de ses interprétations. J’ai tout fait à l’oreille, sans écrire les choses, à dessein. En expérimentant la façon de jouer sur ces morceaux, j’ai eu l’idée de déconstruire et de reconstruire librement les arrangements que je faisais. Parfois en explorant un motif thématique, en faisant un zoom complet. D’autres fois, j’esquissais une impression du morceau, sans les détails, en me concentrant sur l’énergie et l’intention. D’autres fois, je jouais trois-quatre morceaux en même temps.
J’ai essayé différentes manières de jouer chaque morceau, allant du jazz traditionnel à des méthodes très spécifiques ou abstraites. Finalement, j’ai réalisé que sans chercher à trop contrôler le style, le langage classique contemporain et les techniques étendues émergeraient naturellement et seraient le moyen de naviguer dans la musique de Monk.

- Quelles sont les choses les plus intéressantes que vous avez découvertes sur Monk et la musique de Monk en réalisant ce projet ?

La musique de Monk est si forte et si bien faite que même en la rendant très abstraite, l’essence est toujours présente. Comme une bouée de sauvetage qui continue de flotter. Il y a de nombreuses couches de détails dans le langage et la musique de Monk. Plus j’entrais dans les détails, plus les choses avaient du sens. Il y a un équilibre architectural parfait dans chacune de ses pièces et elles sont toutes très bien conçues dans les moindres détails. De plus, chaque composition semble avoir un motif clé, qui est comme une devise ou un code secret de la mélodie - généralement très branché, avec un intervalle ou un voicing spécifique. La plupart du temps, la mélodie suffit à guider la partie solo, si je pense en termes de jazz. C’est plus important que les accords. Et c’est aussi ce que Monk demandait aux membres de son groupe de respecter.

J’ai beaucoup apprécié le défi que représentait la recherche de solutions à l’alto pour tous les feux d’artifice que Monk joue


- Votre jeu a un côté « orchestral », on dirait un petit groupe qui joue souvent ensemble (un peu comparable au jeu de guitare de Ralph Towner). Je suppose que cela a du être élaboré.

Je suis très heureux que vous ayez pensé à Ralph Towner. J’ai eu une période pendant laquelle je me suis penché sur sa musique et je pense qu’il fait partie de moi, là, quelque part. J’ai passé du temps à réfléchir au contrepoint, en partant de l’interprétation des œuvres solistes de Bach (violon et violoncelle) jusqu’à l’improvisation libre où le contrepoint peut fonctionner au niveau de la forme ou en renversant une idée. Une partie importante de mon langage est constituée de doubles jeux, ce qui rappelle probablement les concepts d’accords de guitare, mais vient aussi du travail sur la musique de Ligeti. Une autre idée qui m’est restée vient d’un atelier du saxophoniste Charles Gayle dans lequel il évoquait le fait de jouer à partir de 2 ou 3 « sacs », ce qui signifie jongler avec 2 ou 3 idées tout en improvisant. Cela peut aussi se faire en même temps. Sinon, j’ai été fasciné par l’orchestration - arranger pour différents instruments, trouver des couleurs, explorer la palette sonore dont dispose l’alto dans ce cas.

George Dumitriu, Sanem Kalfa © Gérard Boisnel

La musique est aussi « dansante » - comme dans « Humph ». Monk avait l’habitude de danser sur scène dans les premiers temps. Pas comme un spectacle mais pour montrer à ses collègues musiciens comment cela devait être (joué).
Sans doute un peu inhabituelle pour l’alto, l’approche rythmique, accentuée et swinguante peut être très satisfaisante. La sensation à laquelle je pense ne pourrait pas être mieux expliquée que par le mouvement du corps - un langage direct. J’ai réalisé à quel point cela est fort dans la musique de Monk après avoir travaillé en détail sur la transcription de la plupart des motifs.

- Vous avez choisi « Boo Boo’s Birthday », mais pas « Little Rootie Tootie » (une de mes préférées) ou « Gallop’s Gallop ». Mais vous avez fait un bon choix. Comment avez-vous choisi et qu’est-ce qui a été important dans l’ordre des chansons de l’album ?

« Boo Boo’s Birthday » a été l’une des premières transcriptions que j’ai faites. Je voulais commencer simplement et j’ai apprécié la mélodie monodique par opposition à la plupart de mes autres choix sur l’album qui sont plus des structures à intervalles spécifiques dans le voicing de la mélodie. Ce qui m’a également attiré, ce sont les passages virtuoses de morceaux comme « Four in One » et « Trinkle Tinkle » mélangés à des intervalles accrocheurs comme la 7e majeure ou la 9e bémol.

J’ai beaucoup apprécié le défi que représentait la recherche de solutions à l’alto pour tous les feux d’artifice que Monk joue et qui ressemblent beaucoup à ceux du piano. « Round Midnight », je le joue depuis longtemps et j’aime avoir une liberté totale avec. Il me semble aussi que c’est l’interprétation la plus organique de l’album. « Locomotive » était une suggestion d’Ig Henneman : elle a dit que c’était censé être « un air d’alto ». C’est effectivement le cas.