Scènes

Klaeng Festival Cologne 2023

Mise en avant de l’internationalité au Stadtgarten.


Le Klaeng Festival est une manifestation annuelle qui existe depuis une décennie et qui est organisée par le collectif Klaeng, signifiant « son » dans le dialecte local.

Le festival s’est déroulé du 31 mars au 2 avril au Stadtgarten avec au programme des musiciens en provenance de Berlin, Berne, Paris, New York, Los Angeles et Amsterdam, y compris une artiste résidente, la chanteuse et contrebassiste mexicaine Fuensanta Méndez.

Elle a ouvert le bal le premier soir à la tête d’une formation comprenant le pianiste Pablo Held, membre de Klaeng, la tromboniste Shannon Barnett et le batteur Louis Cole. Ensuite, on a entendu le trompettiste de Klaeng Frederik Köster en compagnie de la jeune saxophoniste néerlandaise Kika Sprangers et du vétéran français Michel Godard au tuba et au serpent. La soirée s’est conclue avec le Hammond Quartet du guitariste de Klaeng Tobias Hoffmann.

Jim Black © Henning Bolte

Tout commence avec le trio de Sebastian Gille, membre de Klaeng, un saxophoniste au son captivant et singulier. Il est associé à deux géants passionnants, le guitariste Marc Ducret et le batteur Jim Black, qui réside désormais à Berne. Que ce soit au ténor ou au soprano, les grattements et cris de Gille sont renforcés par ses deux complices qui partagent son esprit et son univers sonore.
Le jeu orchestral de Jim Black atteint de nouveaux sommets et offre des possibilités sans comparaison. La guitare de Ducret est une aiguille chauffée à blanc, un couteau tranchant qui infléchit et oriente les bribes de son. Il intensifie les balles traçantes de Gille en les amenant à leur résolution. Des points d’orgue bouillants parsèment un environnement incandescent.

De petits riens naît un éblouissant morceau de musique.


À cette prestation incisive et incendiaire succède un climat totalement différent avec un quartet étonnant dans lequel le contrebassiste Robert Landfermann, membre de Klaeng, est opposé à trois musiciennes sur instruments à cordes : la harpiste Katrin Pechlof, la violoncelliste Elisabeth Coudoux et la pianiste Marlies DeBakker qui se concentre sur les cordes de son piano préparé.
En utilisant et rejetant les tonalités habituelles, la formation crée un univers très attrayant marqué par des dynamiques saisissantes et une homogénéité surprenante, en raison notamment des préparations de la pianiste. Tout à fait remarquable est la manière dont elle associe celles-ci à son jeu au clavier. De son côté, Coudoux se sert de son violoncelle comme d’un instrument de percussion (à la manière d’un ütögardon hongrois). De petits riens naît un éblouissant morceau de musique.

Leif Berger © Henning Bolte

La soirée se termine par un groupe avec le pianiste Pablo Held à la barre, autre membre de Klaeng. Viennent le rejoindre un jeune batteur du cru, plein de promesses : Leif Berger, et deux partenaires de rêve : le contrebassiste Ben Street, l’arme secrète, et la saxophoniste Caroline Davis, un miracle de clarté.
Avec sa subtilité habituelle, Held fait apparaître des lapins blancs dans son chapeau (imaginaire). On passe soudainement de passages tempétueux à des climats noirs. Les musiciens s’amusent tout en restant sérieux et jouent à rendre notre jugement perplexe, avec musicalité et la ponctuation délicate d’un courant sous-jacent produit par les frappes de Leif Berger.

Deadeye est une formation à la fois rustique et sophistiquée qui surfe sur toutes les possibilités pour produire une musique accrocheuse et divertissante. Avec le batteur de Klaeng Jonas Burgwinkel ainsi que Kit Downes à l’orgue Hammond et Reinier Baas à la guitare, Deadeye est complété ce soir-là par le poids lourd suédois Otis Sandsjö au saxophone. Ce dernier a un jeu circulaire et frénétique tout à fait personnel qui cherche à atteindre le ciel. En cours de route, ils invitent l’artiste résidente Fuensanta Méndez à les rejoindre. Ensemble, ils conjurent une vague noire magique pour investir des domaines plus profonds et plus vastes. Deadeye conserve vélocité et force tout au long du concert, une gageure pour Méndez avec sa voix et sa contrebasse acoustique. En dépit du manque de préparation, elle parvient à se faire une place et à apposer sa griffe.

il faut bien admettre que les guitaristes de sexe féminin se font encore rares sur les scènes de jazz


La guitariste lettone Ella Zirina prend la relève avec un concert en solo. Son jeu subtil et précis offre un contraste visible menant à des eaux plus calmes et à un autre type de concentration.
Si la présence des femmes a bénéficié d’un rééquilibrage ces dernières années, il faut bien admettre que les guitaristes de sexe féminin se font encore rares sur les scènes de jazz. Bien entendu, il faut citer des musiciennes de haut vol telles que Mary Halvorson, Ava Mendoza et Wendy Eisenberg qui ont un style distinctif, ou la jeune Suédoise Susana Risberg – mais cela s’arrête là.
On pourrait citer des influences, mais Zirina trace son propre chemin avec des versions personnelles de compositions de Billy Strayhorn ou de Baden Powell, entre autres. De prime abord, elle semble transposer des traits de guitare acoustique sur l’électrique mais, petit à petit, elle développe sa propre et riche mouture et sculpte le son. Zirina est une musicienne douée d’une extrême précision avec des côtés avant-gardistes qui sortent des sentiers battus.

Fuensanta Méndez © Henning Bolte

Fuensanta Ensamble Grande ou FENGRA est le clou final.
Le groupe est composé – en dehors de Fuensanta Méndez – des chanteuses Marta Arpini, Sanem Kalfa, Liva Dumpe et Laura Polence, du trompettiste Alistair Payne, du saxophoniste alto et flûtiste José Soares, et des batteur·euse·s Sun-Mi Hong et Louis Cole. FENGRA a une couleur internationale avec notamment six femmes vivant à Amsterdam mais originaires du Mexique, de Corée du Sud, de Lettonie, d’Italie et de Turquie. Pour leur part, les hommes viennent d’Écosse, du Portugal et des États-Unis. Tous dirigent leur propre formation.
Le groupe est représentatif de la nouvelle scène dynamique et internationale qui existe sur l’axe Rotterdam-Amsterdam. Les musiciens permutent d’un groupe à l’autre, renforçant ainsi leur cohésion. Peu de villes européennes peuvent se targuer d’avoir une scène aussi internationale qui mérite l’attention.

Les praticien.ne.s de l’improvisation libre sont attiré.e.s par les atours de la nouvelle vague et vice versa.


Un facteur clé de l’internationalité de la scène d’Amsterdam-Rotterdam est l’attractivité des conservatoires hollandais pour les étudiants d’Europe et d’ailleurs. Pour la première fois, les diplômés restent aux Pays-Bas pour constituer une nouvelle scène avec sa propre dynamique et sa propre culture. Le processus a été progressif. Quelques musicien·ne·s dans la quarantaine étaient déjà intégré·e·s à la scène hollandaise quand des trentenaires ont commencé à apporter des changements radicaux. Aujourd’hui, ces deux générations fusionnent et s’épanouissent ensemble.
Il semble qu’il ne s’agisse pas seulement d’une nouvelle génération, mais aussi d’âmes sœurs qui se sont retrouvées au bon moment et au bon endroit. En outre, les anciennes frontières se sont estompées. Les praticien·ne·s de l’improvisation libre sont attiré·e·s par les atours de la nouvelle vague et vice versa. En conséquence, des éléments musicaux sont transposés dans de nouveaux contextes, ce qui enrichit les deux modes opératoires. De surcroît, les façons inter et multi disciplinaires de travailler qui incluent la danse, les arts visuels, la scénographie et la couture en bénéficient en faisant partie du spectacle.

Suite à la démolition de l’infrastructure culturelle hollandaise par le gouvernement Rutte il y a dix ans, la scène a eu besoin de temps pour survivre et se reconstituer, mentalement et matériellement. La montée en puissance de cette nouvelle génération internationale ne pouvait être ni planifiée ni prévue. Elle est apparue comme un cadeau presque divin au bon moment pour redynamiser les infrastructures restantes.
Avec pas moins de cinq chanteuses (!), FENGRA se démarque de nombreuses formations et se distingue sur la scène d’Amsterdam-Rotterdam. Une des ramifications de ce groupe est l’ensemble vocal et novateur August 38th qui comprend dix femmes. FENGRA a également une connexion personnelle avec la scène de Los Angeles et de Flying Lotus et de Thundercat par son deuxième batteur Louis Cole.

Laura Polence, Liva Dumpe, Sanem Kalfa, Marta Arpini © Henning Bolte

Pour le public du Stadtgarten, de nombreux éléments déjà mentionnés sont clairement visibles et tangibles, des décors aux vêtements, en passant par la solide fondation et la nébuleuse vocale, et, avant tout, l’énergie et l’éclat de la prestation. FENGRA est une extension du trio Perseli que Méndez a créé avec le trompettiste Alistair Payne et le saxophoniste José Soares.

Fuensanta a un talent particulier pour déclencher collectivement une pluie brillante et un flux vibrant et scintillant autour de sa personnalité chantante. La contrebasse constitue la principale force pour amener la musique dans une direction donnée. L’atmosphère et le rayonnement dépendent ici d’une forte confiance mutuelle, d’un espace donné et d’un bon timing. Lorsque Fuensanta brille, elle est capable d’emporter les autres – et Fuensanta brille lorsque ses complices la transportent. C’est le miracle de la voix humaine à travers le corps, l’âme et l’esprit. Et cela se produit lors de ce concert.

Grâce à leur collaboration au sein de Perseli, Alistair Payne et José Soares se fondent et forment avec la voix de Fuensanta une entité soudée. Et nous avons nos deux batteurs ! Les groupes composés de deux batteurs ont un effet planant et sont plus complexes, comme le prouve cette formation. En résumé, FENGRA est la cerise sur le gâteau de ce festival avec un long écho frémissant et tourbillonnant qui met un grand sourire sur tous les visages.