Scènes

À Rotterdam, le jazz est à bon port

Doublé réussi avec l’opération InJazz et le lancement du North Sea Round Town.


Le royaume des Pays-Bas est un petit pays par la taille, mais possède une scène jazz assez active. Il y a surtout un pôle d’attractivité à Amsterdam, avec le conservatoire de musique où se retrouvent de nombreux.ses musicien.ne.s du monde entier, participant à cette fameuse scène amstellodamoise. Une autre caractéristique notable est la facilité avec laquelle les structures professionnelles du jazz s’emboîtent, s’entraident, collaborent pour des opérations conjointes d’envergure.

Persili Trio © Eric Van Nieuwland / InJazz

Ainsi, le dispositif InJazz (du 22 au 24 juin) présente chaque année au public (tout est gratuit) et surtout aux professionel.le.s invité.e.s, des concerts avec des groupes liés à la scène batave. On note d’ailleurs qu’il suffit qu’un.e des membres du groupe soit résident.e aux Pays-Bas pour que le groupe en fasse partie : le droit du sol avant le droit du sang, et c’est bien heureux ainsi.
InJazz invite donc des professionnel.le.s à venir rencontrer et découvrir les scènes locales, c’est pourquoi Citizen Jazz a été invité et accompagné par Mark van Schaick, ambassadeur pour le jazz de Buma Cultuur, le centre pour la musique des Pays-Bas. InJazz commence à Amsterdam (pour une soirée au Bimhuis) et se déroule ensuite pendant 2 jours à Rotterdam.
Or cette grande et magnifique ville d’architecture moderne, ancrée sur la Meuse, est aussi le berceau du mondialement connu North Sea Festival qui se déroule le mois suivant. Et pour préparer les publics à ce festival, il y a, pendant 18 jours, le North Sea Round Town, un festival qui a fêté ses 15 ans l’année dernière et qui, disséminé dans plus d’une centaine de lieux inhabituels et originaux de la ville, propose plus de 400 concerts de jazz à tous les publics, payants, gratuits, privés et empêchés.

C’est grâce à cette habile et intelligente collaboration que peut rayonner cette scène jazz locale mais tellement internationale.


L’opération conjointe d’InJazz et de North Sea Round Town (NSRT) consiste en la présentation commune de quelques concerts pour les professionnel.le.s et une communication liée. C’est grâce à cette habile et intelligente collaboration que peut rayonner cette scène jazz locale mais tellement internationale.

Parmi les différentes propositions artistiques présentées, on peut retenir ces quelques moments marquants. Tout d’abord, la remise du prix Boy Edgar Prize au flûtiste et ethnomusicologue Ronald Snijders vient couronner 50 ans de carrière. Le prix Boy Edgar récompense un.e musicien.ne dans le champ du jazz néerlandais et s’accompagne d’un prix de 25000€ et d’un buste en bronze de John Coltrane !
En ce qui concerne les concerts présentés par InJazz, on retiendra le trio Persili (Alistair Payne, tr - Fuensanta Méndez, voix, b - José Soares, as). La chanteuse et contrebassiste mexicaine, résidente d’Amsterdam, est au centre du trio et le son d’ensemble est un bel unisson avec des traits de cuivres en tuilage, mêlés à la voix chantée comme un instrument. Méndez joue simultanément de la contrebasse, s’en servant comme assise harmonique et parfois comme élément discursif. Le public assez nombreux est assis sur le sol de cette salle moderne, dans un des nombreux bâtiments portuaires réhabilités par la ville. [1] Les mélodies sont douces et chantantes, on pense au trio de Leïla Martial dans la forme des ritournelles et l’approche rythmique, mais avec une couleur plus bruitiste. Les trois jeunes musicien.ne.s sont des noms à retenir et on les retrouvera par la suite.
Un rapide survol de la programmation permet de retenir quelques noms comme les clarinettistes basse Joachim Badenhorst et Ziv Taubenfeld, le batteur Onno Govaert, les bassistes Ildo Nandja et Tijs Klaassen.
Si l’on assiste au concert du dynamique et généreux quartet français Nefertiti avec son répertoire bien écrit et cette petite folie dans la narration qui les hisse un cran au-dessus, c’est parce que le contrebassiste Pedro Ivo Ferreira s’est installé à Amsterdam. Le droit du sol, on vous dit !

Le soir, un bateau-taxi nous emmène vers l’est de la ville, dans un ancien parc aquatique, fait d’un palais de verre et de structures en béton étranges, avec des toboggans sortant et entrant de l’édifice… c’est Tropicana. Le George Dumitriu Hazard Ensemble est chargé d’une longue soirée d’improvisation collective. Le violoniste d’Amsterdam (que l’on retrouve dans l’octet de Kaja Draksler) a inventé une oeuvre spacio-temporelle pour un espace très spécial et un public disséminé sur des chaises longues, dans la pénombre et les lumières bleutées. Une plongée planante dans une mer de musiques mouvantes. On retrouve quelques musicien.ne.s de premier ordre, Fuensanta Méndez (voc, b) Joachim Badenhorst (clar, sax) ou Sun-Mi Hong (d). Un compte rendu détaillé est à lire ici, signé Henning Bolte.

Jesse Schilderink et Teis Semey. © InJazz

Plus tard, nouvelle association constructive entre InJazz, le festival NSRT et la pépinière culturelle Batavierhuis. Ce bâtiment, excentré par rapport aux autres salles, s’atteint en prenant les fameux bateaux-taxis jaunes et noirs qui sillonnent la Meuse à toute allure. Le Batavierhuis est financé par la fondation Droom En Daad et fonctionne comme lieu de répétition et de création pour 80 artistes de tous horizons, dont des musicien.ne.s de jazz. Nommé.e.s les Batavieren, ces jeunes artistes gèrent le lieu en autogestion collaborative sur tous les plans. En ce moment, ils accueillent quelques artistes ukrainien.ne.s réfugié.e.s. On assiste ici à deux concerts.
Celui du contrebassiste Thomas Pol, très inspiré, avec un jeu complet en pizzicati, à l’archet, en percussions et qui passe du swing au free sans frémir. Une belle découverte. Puis, c’est le duo du saxophoniste Jesse Schilderink et du guitariste Teis Semey. Ce dernier est un peu la star de la semaine car il est aussi artiste en résidence du festival NSRT et jouera à de nombreuses reprises. Le duo est la combinaison d’un son de guitare plutôt dur et rock et d’un son de sax rond et feutré. Quelques compositions servent de base à l’improvisation et le jeu précis du guitariste s’épanche à plein. Découvert en 2021 lors de l’International Jazz Plattform de Łódz, on ne peut que constater la montée en puissance de ce musicien original.

La croisière jazz © Marteen Laupman

Avant d’embarquer pour la croisière jazz (avec une certaine appréhension, injustifiée comme je le découvrirai par la suite) qui ouvre en quelque sorte la série de concerts du NSRT, il est bon de rappeler comment fonctionne ce festival étonnant.

ce sont plus de 400 concerts de jazz qui sont joués à travers la ville, dans les lieux les plus improbables parfois


Depuis plus de 15 ans maintenant, avec le soutien financier de la ville de Rotterdam et de nombreux partenaires publics comme privés, la direction du festival, assurée par Michelle Wilderom, cherche à consolider trois axes : la programmation originale faite par la commissaire artistique Raluca Baicu, le programme des concerts en ville pour lequel les lieux de diffusion ont répondu à un appel à projet et qui s’intègre à la programmation officielle, et une programmation spéciale destinée aux publics empêchés (comme les maisons de retraite, les prisons, les hôpitaux, etc.). Avec ces trois axes, ce sont donc plus de 400 concerts de jazz qui sont joués à travers la ville, dans les lieux les plus improbables parfois, et qui préfigurent l’ouverture du North Sea Jazz Festival au mois de juillet. A cela s’ajoutent les propositions des artistes en résidence, comme Teis Semey cette année.
La croisière, donc, est une excursion de plusieurs heures sur la Meuse, dans un bateau à plusieurs niveaux dont l’intérieur est aménagé en salle de concert. Le parcours prévoit donc un concert à l’aller, une escale dans un lieu original avec deux concerts et un concert au retour. Le tout pour une petite centaine de personnes et animé par un capitaine bien particulier, Frank van Berkel, programmateur du Bimhuis d’Amsterdam et du Jazz Ship. (Toujours cette facilité à la collaboration entre les structures…). À l’aller, le trio Onoda, de facture très classique et augmenté du trompettiste Peter Somuah, a déroulé un swing impeccable pompé à l’orgue Hammond et saccadé à la guitare.

Alister Payne, Michael Moore et Sun-Mi Hong © Maarten Laupman

Le temps d’arriver au village typique de Heijplaat et de s’amarrer, on accoste pour aller écouter, au dernier étage d’un ancien hangar à navires transformé en pépinière à start-up, le trio étonnant de musiciennes du monde Saba. Le tar iranien, le oud syrien et le duduk turc dialoguent dans une langue imaginaires que les trois musiciennes inventent sous nos yeux. Puis, on change de lieu pour se trouver sous une immense halle industrielle encore en activité où le trio formé de l’excellente batteuse Sun-Mi Hong, du trompettiste Alistair Payne et du clarinettiste/saxophoniste Michael Moore donne une séance d’improvisation collective remarquable. L’acoustique offre une grande réverbération avec laquelle les musicien.ne.s s’amusent en commençant chacun.e dans un coin, loin de la petite estrade qui sert de scène. La musique est aérienne, dansante et les jolies mélodies (le trompettiste est à son avantage ici) sont issues de compositions que des partitions supportent. Un bel endroit pour une belle musique. On remonte ensuite sur le bateau qui va tranquillement nous ramener à bon port (au sens propre, pour une fois) en longeant les immenses quais des chantiers où s’ébattent grues géantes et paquebots ventrus. Au retour c’est le roboratif et cinématographique ensemble du batteur Guy Salamon qui mène la danse. L’écriture est rapide, les arrangements sonnent traditionnel et imposent le swing, mais avec un décalage humoristique. C’est comme écouter Horse Orchestra jouer du Nino Rota. A la trompette on retrouve Alistair Payne, la guitare est tenue par Teis Semey et c’est Brodie Jarvie, un contrebassiste très solide déjà croisé à Łódz, qui officie. Le groupe de Salamon est festif et enthousiasmant.
En guise de concert d’adieu, je retrouve le contrebassiste Brodie Jarvie au sein du grand orchestre BVR Flamenco Big Band, une invention hybride digne d’intérêt qui voit un orchestre de catégorie swing (avec tout le protocole des soli pris debout au pupitre en bord de scène) et un ensemble flamenco (chant, palmas, guitare flamenca, cajón). L’écriture tente une fusion entre les deux univers, plutôt bien menée, mais à l’avantage de l’orchestre swing, question de dosage à mon goût.

Sun-Mi Hong © Eric van Nieuwland / InJazz

En quelques jours à Rotterdam, c’est une plongée dans les différentes esthétiques jazz sélectionnées par InJazz et le NSRT qui sont à portée d’oreilles. Et cela permet de confirmer quelques a priori sur certain.e.s en écoutant leur musique sur scène. On revient aussi avec une poignée de nouveaux noms à suivre qui viendront prochainement remplir les pages du futur dossier dédié à la scène jazz des Pays-Bas. À suivre, donc.

par Matthieu Jouan // Publié le 10 juillet 2022
P.-S. :

InJazz propose aussi sur son site internet de revoir les prestations filmées des précédentes éditions (en attendant de revoir celles de 2022).

[1Rotterdam, comme Hambourg ou Nantes, fait partie de ces villes-ports qui ont su faire oeuvre de nouveauté avec leur patrimoine industriel abandonné. Rotterdam avait aussi fait le choix de tout raser pour tout reconstruire à partir des années 50, après la destruction quasi totale de la ville par les bombardements nazis.