Chronique

Susanne Abbuehl

The Gift

Susanne Abbuehl (voc), Wolfert Brederode (p, Indian harmonium), Matthieu Michel (flh), Olavi Louhivuori (dr, perc)

Label / Distribution : ECM

Avec quatre albums publiés en seize ans depuis I Am Rose (1997), Susanne Abbuehl fait un peu figure d’Arlésienne dans le paysage jazz européen. On l’entend peu, on la voit peu, mais elle occupe une place considérable.

Quatrième album donc, et troisième chez ECM, The Gift poursuit cette route jalonnée de rares joyaux et de parcimonieuses apparitions scéniques qui a fait d’elle une chanteuse à part, poursuivant avec une délicatesse têtue la quête d’un art longuement poli, raffiné au sens chimique du terme. Proche de l’essence.

Les précédents albums oscillaient encore entre poésie énigmatique (e.e. cummings) et classiques du jazz épurés (Monk, bien entendu), le tout coloré d’emprunts aux musiques indiennes et à celles de la tradition européenne, savantes ou populaires.
Le temps passant, la chanteuse s’affirme aussi comme compositrice - les morceaux de cet album sont, sauf un, signés d’elle - et les influences se décantent. Les standards s’estompent et l’on distingue plus nettement ce qui fait l’identité de Susanne Abbuehl : un goût des mélodies soyeuses et des harmonies recherchées, un souci permanent de précision, une attention extrême à l’infime qu’illustrent une diction plus que précise et le soin maniaque porté à l’articulation - autant celle des mots que celle des phrases musicales. Virginia Woolf n’est pas loin.

Pourtant, ce n’est pas dans Mrs Dalloway que Susanne Abbuehl est allée chercher ses textes, mais chez d’autres poétesses - et, soyons juste, un poète. Emily Dickinson, qui poursuit ainsi une carrière notable et assez inattendue de parolière de jazz (Claudia Solal, Sienna Dahlen, Jeanne Added, Marjolaine Reymond…), Sara Teasdale, Emily Brontë, Wallace Stevens et… Susanne Abbuehl, qui signe les paroles de « Soon (Five Years Ago) ».

Autant de poèmes évanescents, parfois très brefs (« Bind Me », « If Bees Are Few »), tous évoquant la fragilité, la fugacité de bonheurs impalpables. Image de la vie même et de son impermanence. Tout cela, elle l’incruste, le grave au cœur de mélodies cousues à même le texte, sur mesure, sans redite ni refrain, avec la précision incisive et le mystère d’une intaille antique. La métrique intime du poème est au cœur des thèmes musicaux et guide le choix même de l’instrumentation qui joue de timbres peu familiers comme ceux de la kalimba ou de l’harmonium indien. Translucidité, opacité, transparence : les compositions laissent ou non passer le silence, le masquent ou l’escortent, le modèlent.

Si Wolfert Brederode est un compagnon de longue date, l’arrivée au sein du groupe du percussionniste finlandais Olavi Lohivuori est une excellente nouvelle : la pertinence de son drumming, son sens des couleurs et des dynamiques qui s’exprime même dans la plus extrême retenue font merveille dans l’univers de cet album. Quant au bugle de Matthieu Michel, il drape la voix plus qu’il ne l’entoure, l’ourle de contre-chants subtils et de soli qui sont de purs joyaux, et ne fait qu’un avec elle dans ce somptueux « This And My Heart » dont on ne se lasse pas, même s’il figure deux fois sur l’album.

On pense évidemment, comme toujours avec Abbuehl, qui fut son élève, à Jeanne Lee, dont la quête artistique fut aussi un chemin vers le dépouillement, un creusement jusqu’à l’os, jusqu’à la déchirure d’une beauté qu’on ne peut regarder en face. Mais le chemin de Susanne, européenne du nord, n’est pas celui de Jeanne l’Afro-Américaine. La beauté douloureuse qu’elles atteignent l’une comme l’autre, brûle de feux différents. Celui d’Abbuehl se consume dans le silence et s’écoule entre les notes, entre les mots, entre les rochers d’un torrent suspendu.