Entretien

Sylvain Cathala

Sylvain Cathala n’est pas devenu prof de sport ! (Et c’est très bien ainsi.)

Souvent partenaire des musiciens de la scène belge, le saxophoniste-ténor Sylvain Cathala se produit pourtant rarement en Belgique. Un très beau concert avec son trio, programmé avec audace au Centre Culturel de Saint-Georges-Sur-Meuse est donc l’occasion d’une rencontre.

- Entre le Conservatoire de Niort et les stages avec David Liebman, Steve Coleman, Steve Lacy et Sam Rivers, qu’est ce qui t’a fait entrer dans le jazz ?

Au Conservatoire à Niort, il y avait plusieurs professeurs-pédagogues et aussi Géraldine Laurent, qui est aujourd’hui très présente sur la scène française, une saxophoniste qui joue très tradition, on faisait partie de la même classe du Conservatoire ; on a joué ensemble au début et j’ai formé mon premier groupe en tant que leader avec elle, piano, basse, batterie… il y a 22 ans ! C’était un groupe de reprises de standards. On a tous les deux bénéficié de l’enseignement de Robert Boillot qui avait d’énormes qualités musicales et pédagogiques. Il mettait ses élèves directement sur scène ; il nous a placés dans un contexte de jeu : il se pose beaucoup de questions sur la transmission, les auditions avaient lieu avec une rythmique professionnelle. Mon premier solo en public, c’était sur la scène nationale de la ville, lors d’un bœuf où on faisait la première partie d’Eddy Louiss, le claviériste… Le premier solo du bœuf, c’était mon prof, j’étais à côté, et Eddy Louiss m’a fait un signe de la tête qui voulait dire : « Allez, c’est à toi petit, vas-y ! » J’avais dû faire un seul solo avant cela ! Lorsqu’on a 15 ans, ça marque. Puis, pendant quelques années, la scène nationale se montait et pour fidéliser un public de niche comme le jazz, le directeur de l’époque faisait appel au Conservatoire ; il y avait des échanges avec d’autres artistes français et on assurait une petite première partie.

- Tu rencontres ensuite Liebman, Rivers.

Oui, dans des stages en France, mais par la suite, une fois que j’ai pris goût à la musique, j’ai aussi fait d’autres études. Puis, j’ai décidé que ce serait la musique…

- Il y a un moment précis où cette décision se prend ?

Plein de concerts, oui. Dans la région où j’étais, à Niort, l’ensemble des musiciens dans les années 80 disaient : « Fais prof de sport, puis de la musique à côté… ». A force, ça entre, mais c’était en contradiction totale avec l’amour de la musique que ce professeur m’avait inculqué. J’étais du coup dans cette alternative : je me voyais mal jouer la tradition, c’est une musique « définitivement définie » et les Coltrane, Miles Davis, s’ils vivaient maintenant, ne feraient plus la même musique. Ils faisaient ça à l’époque parce que c’était hype, c’était le véhicule de leur pensée politique ou sociale. Par amour et respect de cette musique, je ne me voyais pas reprendre la même chose.

C’est la rencontre avec le pianiste Benoît Delbecq, avec qui je prenais des cours et qui jouait complètement autre chose, qui m’a ouvert un courant de familles musicales complètement différentes dont je n’avais pas les clés. J’ai alors traîné beaucoup du côté des « Instants Chavirés » à Montreuil, il y avait Marc Ducret, Aka Moon qui y passait… A cette époque c’était une scène de jazz contemporain, maintenant ils sont passés à autre chose.

- C’est là que tu découvres Aka Moon, qui a marqué ton trio actuel.

Carrément : je suis passé de « Gagne ta vie en faisant un métier et en jouant de la musique à côté » à « Sois musicien comme tu le voudrais », et ça, c’est jouer comme Steve Coleman, Aka Moon ou « Bloodcount » de Tim Berne. Aka Moon, la dernière fois que je les ai rencontrés, c’était à Constantine, je jouais avec le Thôt de Stéphane Payen en première partie, il y avait aussi Bo Van Der Werf comme invité. Quand j’ai vu Aka Moon, je ne savais pas qu’ils étaient des stars en Belgique ; toucher un large public avec cette musique me paraissait fascinant. Il y a beaucoup de rythme, c’est très lyrique, ce sont les deux points d’accroche ; je me souviens d’un concert à La Monnaie avec l’Aulochrome, il y avait Laurent Blondiau, Magic Malik, Guillaume Orti… avec qui j’ai suivi des cours aussi.

- A la première écoute, on pense inévitablement à Aka Moon lorsqu’on entend le début de « Hope », le premier titre de ton nouvel album.

On ne cherche pas à les copier, ça irait à l’encontre du respect qu’on a pour la musique. Mais ils ont défriché des terrains dans lesquels on les suit. Par la suite il y a des choses différentes : au début, on jouait une dizaine de fois par an et il y a eu une sorte de maturation du groupe que j’ai voulue un peu à la Miles Davis. C’est-à-dire : on prend cette petite matière-là et on passe du temps dessus. Je pense que les vieux morceaux qu’on joue encore sont passés par différents stades, j’essaie d’apporter des compositions à plusieurs couches. Au fur et à mesure qu’on acquiert de l’expérience – le groupe va bientôt avoir dix ans – on passe à travers ces couches ; ce n’est pas une question de savoir faire les choses individuellement, plutôt un truc collectif, à la manière d’Aka Moon.

- Il y a aussi dans ton groupe un sens de l’équilibre collectif - ça pourrait aussi s’appeler Sarah Murcia Trio ou Christophe Lavergne Trio…

Tout à fait. C’est une volonté forte de développer un son collectif. Il est arrivé que, Christophe étant absent, j’aie fait appel au batteur de mon autre groupe : le son change, mais c’est « facile ». C’est plus compliqué de remplacer Sarah, j’ai demandé à un très bon contrebassiste un jour, mais… Elle a une forte personnalité, notre musique est assez velue, les métriques ne sont pas évidentes, la manière de fonctionner dans la gestion des formes… Une fois qu’on a géré ce qu’il faut jouer comme notes, comme rythmes, il faut se manger les formes et puis l’harmonie, et là le contrebassiste doit se colleter à ces deux chantiers. Pour moi les choses les plus délicates s’apprennent avec le temps : il faut prendre garde à voir le morceau dans son ensemble.

- Tu fréquentes beaucoup de musiciens belges fort appréciés en France. Par exemple, Laurent (Blondiau) joue avec le MegaOctet, avec Alban Darche et « Le Gros Cube ».

J’avais contacté Michel Massot et Laurent Blondiau pour « Print », ils ont tellement d’heures de vol que ça sonne tout de suite : Michel, je lui donne une partition entièrement noire, je lui dis que ça va être doublé avec Jozef Dumoulin et hop ! Ça tourne, individuellement comme collectivement… Comme Stéphane Payen et moi on se connaît, il fallait que les deux autres souffleurs soient vraiment soudés, et là c’est le cas ! Laurent a énormément joué avec Octurn, du coup il connait les ingrédients que j’utilise dans ma musique, il les a travaillés ; Messiaen, il connaît ! Michel moins, mais il avale vite. Et puis, ils possèdent tous les deux une culture rythmique, la connaissance des outils harmoniques, Laurent est aussi un vrai poète quand il joue, c’est difficile de le suivre.

- La musique est toujours de toi ?

Ce sont mes compos, mais on les orchestre, on les organise ensemble ; les idées, bonnes ou moins bonnes, se travaillent en répétition. J’essaie d’arriver avec des partitions qui laissent plein de possibilités d’exploitation.

- Le plantage existe ?

Oui, on n’arrête pas (rires), mais ce n’est pas ça qui fait qu’il y a moins de musique, on est loin de la conception classique de l’erreur ; parfois, une erreur fait que le morceau va mieux sonner. Là où c’est important pour ce trio, c’est qu’on a appris à jouer ensemble et à se tromper ensemble. J’enregistrais beaucoup, et parfois il manquait un temps, il y avait une mesure trop longue ou trop courte. Mais ce sont des exemples relativement minoritaires. Dans le nouveau répertoire on joue sur des jeux de vitesse - j’appelle ça des « vitesses asymétriques » - sur de petites longueurs il y a plusieurs subdivisions, du coup la notion de pulsation dans ce type de morceau est complètement bancale. On articule par-dessus des mélodies en croches, en triolets… on ne peut pas se permettre n’importe quoi sur de pareilles structures.

- Parlons un peu de tes partenaires.

Christophe a fait un milliard de groupes, dans tous les styles, du swing jusqu’à ce qu’il fait maintenant en passant par Thôt, et a développé de nouveaux outils musicaux. L’an passé, il a refusé une tournée avec Dave Liebman pour rester avec le trio ! Sarah vient plus de la chanson et du rock, mais aussi de la musique classique… puis elle est passée par le groupe de Magic Malik pendant huit ans, ça s’est un peu juxtaposé avec le mien, où elle s’est retrouvée en position de soliste - ce qu’elle ne connaissait pas chez Malik. Ici, tout le monde prend des solos, on joue trois ou quatre morceaux par set. Je lui ai dit qu’on allait passer du temps sur scène avec les solos et elle a fourni un travail énorme dans ce contexte. Tous deux prennent la musique très au sérieux, il y a une projection qui fait que sur le plan énergétique, le groupe fonctionne bien.