Entretien

Sylvaine Hélary

Flutiste, elle enthousiasme les amateurs de musique exigeante, originale et inventive.

Sylvaine Hélary par Jeff Humbert

Pour cette interview, nous nous étions mis d’accord auparavant : nous allions parler des groupes qu’elle anime, de musique et de son travail de composition. Ce début d’année 2018 coïncide avec la reprise du spectacle Printemps dont le témoignage discographique a reçu les louanges de la presse jazz.

Au cours de cet échange, Sylvaine Hélary a mentionné un nombre impressionnant de musiciens, de compositeurs, d’acteurs du monde culturel. Y voir du simple name dropping serait une grosse erreur. Bien au contraire, la nébuleuse dans laquelle gravite Sylvaine Hélary est constitutive de son œuvre et de son travail de composition. La notion de collectif - il en sera question dans l’interview - occupe une place centrale. Sa créativité et son énergie y puisent allégrement leurs ressources et contribuent à donner cette couleur si particulière à sa musique.

Sylvaine Hélary. Photo Christophe Charpenel

- Comment s’est montée cette résidence autour de votre spectacle Printemps au Théâtre de Vanves début 2018 ?
Le théâtre de Vanves est spécialisé en théâtre et danse contemporaine depuis une vingtaine d’années. Il défend de jeunes compagnies et soutient des projets qui ne sont pas jugés comme accessibles par tout le monde. Anouchka Charbey, la directrice, se démène depuis trois ou quatre ans pour organiser un temps fort dédié à la musique et donner la part belle aux musiciens. Je l’ai rencontrée lors de mon spectacle jeune public. Elle avait flashé sur le disque. Je lui ai dit que je voulais reprendre Printemps. La première mouture est née de manière spontanée à l’Atelier du plateau, j’avais envie de creuser de nouvelles dimensions.

- Lesquelles ?
Printemps est un concert/installation dans la lignée des spectacles d’art total. Il mêle texte, musique et vidéo. J’avais envie d’un travail sur la lumière et l’espace. Pour ses nouvelles dimensions, j’ai fait appel à Anne Paloméres, danseuse et éclairagiste. Elle est sur scène avec nous et produit les lumières depuis le plateau. Arthur Grand, jeune cinéaste et philosophe, a produit des images et un texte. J’ai aussi convié Alexis Forestier, metteur en scène de spectacles pluridisciplinaires. Il sait combiner l’espace sonore et l’espace scénique. Il nous a ressaisis dans l’espace scénique et nous a rassemblés à un endroit que nous n’aurions pas trouvé tout seuls. C’était à la hauteur de nos espérances.

Il n’y a pas de frontière pour moi entre musique et politique

- Rajouter de nouvelles dimensions sensorielles, est-ce que cela change votre manière de composer ?
Oui ! Pour la création de Printemps chacun avait produit des choses dans son coin de manière spontanée. Cela avait très bien marché. Dans cette nouvelle version, nous avons pris le temps de réfléchir et d’y travailler. Chacun a pu s’impliquer à sa manière, apporter de la musique ou des textes, des vidéos, des éléments du décor. Tout le monde s’est impliqué. Cela donne une dimension collective que je souhaitais.

- Pourquoi ?
Je ne veux absolument pas perdre cette dimension. Quand on joue de la musique improvisée, on touille tous ensemble la même marmite. Cette pratique collective doit rester, même si j’écris un répertoire donné. Chaque musicien doit pouvoir se révéler et nourrir l’écriture avec ses propres idées. Printemps questionne la façon de faire des choses collectivement. C’est pourquoi cette équipe réunit des gens avec des préoccupations communes. Mes groupes de musique sont tout sauf des projets. Ce mot traine partout. Il a perdu tout ce qu’il avait de prometteur. Former des groupes, c’est une histoire d’amitié.

- Dans Printemps, il y a une citation : « Composer de la musique, ce n’est pas disposer des sons, c’est disposer l’écoute ». Est-ce que vous l’appliquez dans votre travail ?
La citation est de Julien Boudard, une sorte de savant fou féru de synthétiseurs modulaires. Julien nous avait aidés pour la partie technique du spectacle. Il avait aussi écrit un texte, une série d’énoncés questionnant la place de la musique dans la société et le lien avec le politique. Le texte avait été retranscrit sous forme de tract pour que les spectateurs repartent avec. Julien m’a aidée à mettre des mots sur des choses que je pressentais, mais que je n’arrivais pas à formuler. Maintenant j’ai cette idée en tête : créer la disposition pour l’écoute afin que quelque chose apparaisse. En tout cas, la quête de cette disposition-là nourrit ma manière de faire et de pratiquer la musique.

- Votre travail s’articule souvent autour du politique. Pourquoi ?
Il n’y a pas de frontière pour moi entre musique et politique. La musique est une question d’expériences et de rencontres. Pendant un concert, elle peut intensifier des situations ou des liens entre les gens. S’il y a une qualité d’écoute et de rencontre, alors c’est déjà formidable. Je trouve cette dimension-là politique. Faire de la musique est une pratique de tous les jours. Y travailler, y rêver, c’est ma manière d’être dans le monde. Ma pratique musicale n’est pas coupée de ma vie quotidienne. De fil en aiguille, j’ai donc rencontré des gens avec des préoccupations communes. Ainsi, je suis impliquée et je questionne nos formes de vie à ma manière. Je n’ai pas peur de cette dimension dans mon travail.

- Comment est né votre spectacle jeune public Entre Chou et Loup avec Noémi Boutin ?
Tout est parti de notre envie de jouer ensemble et du manque de répertoire pour flûte et violoncelle. Nous avons d’abord passé des commandes, puis le Théâtre de Sartrouville a produit ce spectacle. Il y a eu plus de 200 représentations en 2 ans. Nous avons fait entendre nos instruments à des enfants de six ans, qui peut-être ne les avaient jamais entendus avant sur scène. Cela a pris une puissance didactique presque malgré nous. Offrir aux enfants un spectacle de qualité, c’est une vraie chance pour nous et pour eux.

- Qui vous a écrit le répertoire ?
Beaucoup de musiciens ont composé pour nous, sur mesure. Frédéric Pattar, Frédéric Aurier, Sylvain Lemêtre, Marc Ducret, Albert Marcoeur, Eve Risser, etc… Chacun a pris l’exercice très au sérieux. J’ai aussi écrit. Le résultat donne de très belles partitions, très différentes, très exigeantes mais complémentaires. Nous naviguons dans plein d’univers différents.

- La Tête à l’envers , c’est donc la suite ?
Exactement. Au bout de 2 ans d’Entre chou et loup, nous avons voulu relancer l’aventure avec les mêmes enfants qui auraient grandi. Le spectacle est donc pour les 10-14 ans, des jeunes gens en pleine transformation et en questionnement. On ne les voit pas beaucoup dans les salles de concerts. Les musiciens viennent souvent les voir au collège et nous souhaitions plutôt les faire venir au spectacle.

Sylvaine Hélary. Photo Frank Bigotte

- N’est-ce pas un public difficile ?
J’ai réalisé que ce public fait peur à beaucoup de monde. On nous disait « Vous êtes folles, ils ne vont jamais vous écouter, c’est un public très dur ». Je croise de temps en temps des adultes réfractaires à cette démarche, car ils ont peur de leur propre capacité à se laisser aller à la poésie. Dans Entre chou et loup, il y avait de l’absurde et de la poésie. Les enfants plongeaient dedans sans soucis. Alice au pays des merveilles, cela a toujours marché !

- Comment se sont passées les premières représentations ?
Pour l’instant, seulement quelques séances ont été un peu mouvementées au début, mais nous les avons à chaque fois très vite récupérés. Ce n’est pas inintéressant. Nous leur jouons de sacrées partitions et il y a beaucoup d’écoute. La lumière, les costumes, la mise en scène les plongent dans une entité et pas dans la formule concert brut. C’est une force pour capter leur attention. Se frotter aux jeunes publics, cela ne fait pas de cadeau. Si vous êtes en dessous de l’énergie, ils décrochent. C’est un bon baromètre pour faire évoluer et améliorer le spectacle.

Comment est construit le spectacle ?
On utilise entre autres des textes d’Alain Damasio qui sont un peu le fil conducteur du spectacle. Alain est un auteur de roman d’anticipation et ses textes ont une teinte poétique et politique. Ils parlent des technologies, du rapport au monde, de la quête de nos propres puissances. Certains textes sont un peu difficiles pour les enfants de 10 ans mais nous les éclairons à notre façon avec Noémi. Nous préférons leur suggérer des pistes de réflexion plutôt que de leur adresser un message univoque et trop autoritaire.

Je ne veux pas finir en chef de compagnie. J’adore être dans les orchestres des autres.

- Où en êtes-vous avec le projet Glowing Life ? Allez-vous enregistrer un disque ?
Pas tout de suite. Nous allons d’abord essayer de rejouer. Le groupe est né il y a deux ans, un peu dans la lignée de mon trio. Glowing Life est le pendant électrique de mes explorations. Je voulais un travail sur le son, sur le son qui grésille. Le groupe est né ainsi avec Antonin Rayon aux claviers, Benjamin Glibert à la basse et à la guitare et John Niekrasz à la batterie. John est reparti entre temps vivre à Portland, et Christophe Lavergne nous a rejoints récemment. J’ai envie que ce groupe joue aussi bien sur des scènes réputées que dans des bars. L’année prochaine, je suis en résidence en artiste associée à Penn Ar Jazz avec un focus sur une création. Je vais donc reprendre Glowing Life. Une fois que le groupe aura suffisamment joué, nous essayerons d’enregistrer. Je ne veux pas me précipiter, je préfère peaufiner le répertoire sur scène pour l’avoir dans les pattes !

- Est-ce que les compositions seront toujours sous l’influence de l’école de Canterbury et du rock progressif ?
Je vais réécrire des morceaux cet été. Il y aura peut-être des changements, on verra bien. Je ne me conditionne pas avant d’écrire. Quant au son général du groupe, il oscille effectivement avec des sonorités des années 1970. Benjamin Glibert a vraiment ce son-là à la basse. Je l’aime aussi beaucoup à la guitare, car il a une approche de la musique très particulière, bien différente des autres guitaristes de jazz. On a déjà enregistré un titre pour nato, le label de Jean Rochard. Une compilation de reprises de morceaux de Sydney Bechet ! Quand Jean m’a contacté, j’ai fait « Wahoo qu’est-ce que je vais faire ? je n’ai jamais joué de ce jazz-là ! ». Je connais bien Jean. J’avais envie de répondre à son invitation. J’ai donc écrit l’arrangement d’un morceau qu’il avait choisi. Cela a permis au groupe de retravailler ensemble.

- Comment sonne le morceau ?
En écrivant l’arrangement, je ne cherchais pas spécialement une couleur donnée. Il n’empêche, répéter et entendre le son du groupe a induit des couleurs d’écriture proches de notre son habituel. Quand j’écris pour un groupe, j’écris pour les gens. J’explore toutes les possibilités qui peuvent être tirées des modes de jeu de chacun. C’est passionnant. Il y a quelque chose de très familier et de très facile dans le travail de composition avec Glowing Life.

- Est-ce qu’on vous entendra toujours chanter ?
Oui, j’ai toujours mes petites ritournelles qui me collent aux baskets. Je ne peux pas m’empêcher d’en mettre à certains endroits. J’aime bien chanter, même si la flûte reste mon premier instrument. J’aime les mots et la musique. Alors forcément, ma voix pointe le bout de son nez à certains moments.

- Comment trouvez-vous un équilibre entre vos propres groupes et ceux des autres ?
J’essaye depuis toujours d’équilibrer entre mes propres groupes, mes écritures et la musique des autres. Je ne veux pas finir en chef de compagnie et ne rien faire d’autre à côté. Ce serait terrible d’être identifiée comme telle. J’adore être dans les orchestres des autres. Je suis dans le nouveau Septet de Dominique Pifarély et je joue depuis quelques années dans le groupe d’Eve Risser, le White Desert Orchestra. En octobre dernier, j’ai joué avec Steve Coleman dans son groupe Natal Eclipse lors de sa résidence à la Villette. J’étais très contente. Se plonger dans l’écriture des autres, c’est génial. Tout comme d’aller écouter les autres et savoir ce qui se fait. C’est indispensable pour se nourrir.

- Si vous aviez un budget illimité, que feriez-vous ?
Je n’ai jamais osé rêver à ça. C’est dangereux… (Rires).
Il faudrait déjà savoir d’où vient le financement et s’il n’y a pas de compte à rendre. L’argent est souvent donné à des choses dont les résultats ne sont pas ceux qui me font rêver. J’imagine que j’essaierais de réunir des gens de plein d’endroits différents. J’adore ces ponts que j’essaie de tisser avec la scène de New-York et de Chicago, notamment dans Spring Roll, la forme purement musicale de Printemps.
Une sortie de disque est prévue en mars 2019 avec notamment des compositions des New-yorkais Kris Davis, Matt Mitchell et Dan Blake sur le label Clean Feed. Avec ce budget illimité, j’aimerais justement que nous nous rencontrions plus souvent.