Jazz à Dissay dans la cour des grands
Un festival châtelain et diversifié en Poitou.
Château de Dissay, photo Jazz à Dissay
A quelques kilomètres de Poitiers, la petite et charmante commune de Dissay compte à son actif un peu plus de 3000 habitants, un immense et superbe château et… un festival de jazz. Si la notoriété de ce dernier qui marque le début du mois de juillet n’a pas encore l’envergure qu’elle mérite, ni la programmation, ni le professionnalisme de l’équipe organisatrice, encore moins l’ambiance décontractée, ne manquent au rendez-vous. Pour cette quatrième édition, rien moins que des têtes d’affiche et des découvertes sont venues remplir la programmation. Parmi les rendez-vous : Sylvaine Hélary (prochaine directrice de l’ONJ), Andreas Schaerer et James Brandon Lewis.
C’est un château de la Loire déplacé dans la Vienne qui trône dans ce village typique de ces régions. Majestueux, voire imposant, en très bel état, il accueillera dans sa cour dès le samedi les grands concerts du soir. Pour l’heure, vendredi soir, dans la petite église de pierres blanches, élégante dans son style gothique flamboyant, située à deux pas au bout d’une rue qui conduit à la mairie, sur une scène positionnée dans la longueur de la nef, se tiennent Sylvaine Hélary (flûtes) et Robin Fincker (clarinette et saxophone).
- Sylvaine Hélary et Robin Fincker, photo Christophe Charpenel
Entendu voici deux ans de cela au Petit Faucheux, le duo Bize privilégie l’intimité. La même complicité, la même connivence relient ces deux musiciens qui se sont côtoyés et appréciés il y a quelques années sur les bancs du Surnatural Orchestra. Dans l’ambiance sacrée de l’édifice, l’écoute attentive du public permet le déploiement d’un propos où respirent les silences. Superposition des phrases, parallélisme des propositions, adéquation sur quelques cellules de notes qui rassurent l’oreille, la comblent pour tout dire. Rien de dissonant, quelques frottements de temps à autre laissent l’attention en éveil ; beaucoup de suspens, pour cette partition écrite dans l’instant où les timbres acoustiques et complémentaires des instruments sont les conditions d’une poésie aérienne qui touche pourtant au plus profond.
Au sortir du concert, une dégustation de bières locales (La Brasserie du XIII) à laquelle on se prête volontiers a lieu dans les jardins ; elle permet de clôturer joliment cette première soirée.
Dès 9 h, le matin du samedi, nous revoilà dans la même église pour ce qui devait être un solo de Sylvain Hélary dans les sous-bois situés près du château à laquelle aura contrevenu une météo maussade, voire franchement humide. Repli stratégique au sec et un regret tout du long : ce que propose la flûtiste aurait pris une dimension supplémentaire sous les arbres et les fesses dans l’herbe. À charge de revanche.
Friselis est pensé pour flûtes seules. Sylvaine Hélary conduit ce répertoire comme une déambulation rêveuse. De fait, après une entrée en marchant depuis le chœur sur une pièce de Debussy, elle nous fait profiter de l’incroyable diversité de ses modes de jeu qui apportent variété et variations à l’instant. Plusieurs flûtes, bien sûr, mais également une virtuosité des doigts et un chant soufflé ouvrent chaque fois sur des imaginaires nouveaux. Entrecoupé de quelques citations du poète mauricien Malcolm de Chazal, le monde d’Hélary est élégant et riche.
A 11 h, sur la place du marché (à deux pas, toujours), hommage à Chet Baker et au jazz West Coast : We Want Chet, trombone (celui de Mathieu Desbordes qu’on trouve par ailleurs au côté de Julien Lourau mais… au piano), trompette (Arnaud Meunier) et contrebasse (Pierre-Yves Desoyer). Les thèmes sont connus, la recette aussi et une nouvelle fois, cette esthétique pourtant vieille de 75 ans fonctionne. Servie par des instrumentistes maîtres de ce langage, on est pris par cette houle swinguante – le nez plein des parfums des fruits et des légumes. A midi, la municipalité paye son coup. On sait recevoir à Dissay, l’hospitalité y est un devoir.
Nouveau lieu à 14 h 30, la guinguette qui longe la verte rivière du Clain invite à une sieste musicale. Sur des transats et sous un soleil bienvenu et peu chaud, le mouvement HF (fédération inter-régionale pour l’égalité femmes-hommes dans les arts et la culture) nous conte l’histoire des femmes dans le jazz, leur talent et - hélas - leur invisibilisation. On entend parler de Mary Lou Williams, Alice Coltrane mais aussi de tant d’autres, inconnues de nous, à commencer par une Lil Hardin Armstrong, femme de, pianiste accomplie qui joua un rôle important dans la carrière de son trompettiste de mari. Le parti pris écoute/portrait est un peu formel mais on se plonge avec curiosité et plaisir dans ce XXe siècle féminin qui, à la seule oreille, n’est en rien différent du siècle masculin [1].
Dans l’église, à 17h, les saxophonistes Camille Maussion et Carmen Lefrançois se transforment et deviennent Mamie Jotax, lauréat de Jazz Migration 2023. Théâtralisation du moment scénique, joutes de notes, enthousiasme et espièglerie de deux complices, la prestation impeccablement interprétée est joyeusement foutraque. Faisant résonner à plein le volume de l’église, sur des airs du Laos ou de carnaval antillais, les jeunes femmes jouent la joie et l’éprouvent, la partagent surtout : le concert est euphorisant. Une découverte et une adhésion immédiate.
- Andreas Shaerer, photo Frank Bigotte
Nous voilà alors dans la grande cour carrée du château. Un vent traverse les rangées de chaises et la soirée est fraîche. Andreas Schaerer et Kalle Kalima se démènent pour nous faire oublier cette déconvenue climatique. Quelques mois après leur prestation en trio au Festival Jazzdor à Strasbourg, au côté de Tim Lefebvre, ils jouent une nouvelle fois le répertoire de leur disque Evolution (paru chez Act Music). Des morceaux au format chanson accompagnés par une guitare qui propose tout à la fois une rythmique soutenue, place quelques harmonies complexes et irrigue l’ensemble de lignes mélodiques. Le concert avançant, le chanteur, quant à lui, se transforme en beat-boxeur, parvenant dans le même temps, là encore, à simuler une boite à rythmes, des basses profondes et un chant dont certaines inflexions évoquent Nick Drake, sans que jamais le côté chien savant ne prenne le pas sur la musicalité. La sensibilité est au rendez-vous chez ce duo malléable qui pourrait être tout autant confidentiel autour d’un feu, qu’enthousiasmant sur une grande scène.
Créature anthropomorphe vivant dans les montagnes, le yéti ne craint pas les températures basses. Pour la deuxième partie de la soirée, Yéti est aussi le nom d’un trio conduit par le trompettiste Yoann Loustalot qui, contrairement à son homologue tibétain, n’est pas à la fête. La nuit venue, le froid a gagné le site, la trompette est glacée et on le voit peiner pour être pleinement concentré. Entouré de Giani Caserotto (guitare) et Stefano Lucchini (batterie), qui proposent un flux de couleurs évolutives sur des rythmiques millimétrées, il parvient pourtant à dérouler un discours qui s’affirme de mieux en mieux à mesure que le concert avance. On songe bien évidemment au Miles de la période électrique, mais ce serait limiter le propos de ce répertoire. Le soin porté à des arrangements nouveaux, très pop et jouant sur la spatialité, en fait une proposition contemporaine et syncrétique, que la scène honore.
Dimanche. Il fallait trouver la salle, qui n’en était en réalité pas une. Plutôt une cour intérieure encastrée derrière des maisons, fermées de hauts murs à ciel ouvert. Sur une petite scène, le trio Meije réussit un concert intense. Léa Ciechelski, saxophone, Vincent Duchosal, guitare, et Benjamin François, batterie, ont formé le groupe pour l’ouverture de saison du Petit Faucheux en septembre dernier seulement (nous y étions) et n’ont que peu de prestations à leur actif. Et pourtant, à partir de motifs insistants, d’un saxophone parfois vindicatif qui sait trouver sa voie au milieu de riffs appuyés de la guitare, ils parviennent à proposer un geste musical affirmé et personnel. Sur des compositions de la saxophoniste ou du guitariste, leur prestation gagne en homogénéité, y compris dans les phases étales qui creusent étrangement une densité compacte. La forme rejoint l’intention et, malgré une écriture abstraite, gagne l’enthousiasme du public.
- Paul Lay, photo Christophe Charpenel
Dimanche soir, 7 juillet. Le groupe en première partie de soirée n’a pas la tâche aisée. À la suite des résultats des élections législatives qui voient le Rassemblement National relégué en troisième position alors qu’il était plutôt attendu en tête, un soulagement joyeux se fait sentir parmi cette partie des gens toujours attachés aux valeurs humanistes de la République. Une joie fébrile, un satisfecit qui voudrait s’exprimer bruyamment mais qui ne se prête pas à l’intimité délicate du Paul Lay Trio. Créé à l’occasion du Centenaire de l’arrivée du jazz avec les soldats africains-américains débarqués sur le sol français, à Nantes notamment, le trio réunit Simon Tailleu à la basse et Isabel Sörling à la voix, et se réapproprie quelques airs traditionnels américains de la fin du XIXe et début XXe siècle. Une musique qui aura d’une manière ou d’une autre servi de matrice à toute la production du siècle suivant.
Articulés autour de la figure centrale de la chanteuse, qui n’essaie jamais de jouer à l’Afro-américaine mais en célèbre l’esprit, les arrangements piano/basse fonctionnent pleinement avec une nostalgie douce et un coulant qui rend le concert des plus agréables. Le titre « Battle of the Republic », de circonstance ce soir-là, est à juste titre chaleureusement applaudi.
Reconnaissons au programmateur Armand Meignan (ancien programmateur de l’Europa Jazz au Mans et des Rendez-Vous de l’Erdre à Nantes) l’art d’associer les contrastes tout en conciliant les contraires. Après l’hommage au patrimoine américain, place ensuite à la Great Black Music et sa toujours grande vitalité en la personne de James Brandon Lewis. Le saxophoniste porte haut le flambeau d’une esthétique puissante et chaleureuse qui ourdit ses armes dans les forges du free. Sous les assauts d’une rythmique (Josh Werner basse électrique et Chad Taylor batterie) imparable quoiqu’un peu monolithique, qui lui soumet un groove vitaminé, sa musique ascensionnelle et incantatoire gagne en ampleur. Il se laisse ainsi entraîner dans un déferlement de notes épaisses d’une grande force qui est l’exutoire que nous attendions pour conclure cette soirée aussi électoralement surprenante que musicalement réussie.
Nous attendons d’ores et déjà l’année prochaine pour une prochaine dissolution et surtout une nouvelle édition de ce joli festival.