Scènes

« The Connection », de Shirley Clarke, au festival « Jazz à Part »


Le festival Jazz à part (Rouen) proposait cette année une projection du film The Connection. Il était présenté par notre collaboratrice Raphaëlle Tchamitchian.

« Le festival des mécréants » ! Voilà comment le magazine de cinéma Positif titre sur l’édition de 1961 du festival de Cannes. Face à la « consternante nullité de la sélection française, où l’on reconnaît sans peine les choix pontifiants de notre lama culturel, le pénible M. Malraux », le film de Shirley Clarke fait l’effet d’un boulet de canon. « Richesse clandestine » du festival pour les uns, « point de départ » pour les autres, « tant sous l’angle de la forme et des méthodes de production que de l’influence exercée », The Connection est la révolution de l’année. S’il est amusant de lire des critiques aussi définitives sur un film qui est tombé dans un relatif oubli, il n’en reste pas moins que c’est la première fois que l’illusion réaliste est remise en cause de manière aussi directe au cinéma.
Trois fois un des personnages dit à la caméra : « Non mais, qu’est-ce que vous croyez que vous regardez, un film porno ? … » Quand dans une interview les Cahiers du cinéma reprochent au film de Shirley Clarke un certain voyeurisme, elle répond : oui, c’est exactement l’effet recherché. Dans The Connection, le spectateur est un voyeur.

Qu’est-ce qu’il regarde ? Une bande de drogués attendre leur « connection », c’est-à-dire leur dealer, dans un appartement miteux et exigu. Au loin, on entend les bruits de la ville. Certains personnages sont blancs, d’autres sont noirs. Ils ont accepté qu’on les filme pour un documentaire en échange de l’argent qui leur servira à acheter leur dose d’héroïne, mais regardent la caméra avec défiance. Ils parlent peu. Pour patienter, ils jouent et écoutent du jazz. Ça ressemblerait presque à du Beckett, si ce n’est que Cowboy, le dealer, finit bel et bien par arriver, accompagné par un invité imprévu…

Le scénario a été écrit en étroite collaboration avec l’auteur de la pièce de théâtre dont il est tiré, Jack Gelber. Nous sommes à la toute fin des années 50, aux Etats-Unis. La pièce a été créée à New York en juillet 59 par une troupe d’avant-garde : le Living Theatre. Pour la première fois, on a fait monter sur scène des Noirs et des Blancs, indifféremment : dans la préface Jack Gelber précise qu’aucune règle concernant la couleur de la peau des acteurs ne doit présider au casting. Pour la première fois, des personnages interpellent directement les spectateurs, pour les provoquer ou leur proposer une cigarette. Les junkies prennent leur fix sur le plateau : à l’époque, c’est une révolution. Le théâtre ne désemplit pas pendant deux ans.

Au théâtre comme dans le film, ce sont les mêmes musiciens qui jouent. Freddie Redd est au piano, Jackie McLean l’accompagne au saxophone alto, Michael Mattos est à la contrebasse et Larry Ritchie à la batterie. C’est Freddie Redd (qui a aujourd’hui 83 ans) qui a écrit toutes les compositions à partir du texte de la pièce pour la création. Il existe un disque, Music from The Connection, qui est sorti sur le label Blue Note en 1960, un an avant la présentation du film de Shirley Clarke à Cannes. Au début et à la fin, le même morceau de Charlie Parker est diffusé sur le vieux phonographe de l’appartement. L’hommage au père spirituel laisse bien sûr son empreinte sur la musique de Freddie Redd, qu’on pourrait définir comme appartenant à la grande famille du hard bop. Mais il a composé pour l’occasion des thèmes en étroite correspondance avec le sujet de la pièce. La musique scande le temps morcelé des drogués, comme une sorte de pacemaker. Face au silence de l’attente, à l’intrusion de la caméra et au manque, palpable, des hommes réunis là par nécessité, le jazz devient l’autre de la parole, le seul lieu où chacun peut être véritablement avec l’autre, muet.

Pourquoi le jazz ? Pour aller avec la drogue bien sûr, mais aussi parce que l’improvisation est un élément esthétique primordial de l’œuvre toute entière : les interventions du réalisateur et du cameraman tout au long du film font plus penser à un work in progress qu’à un travail fini. Le jazz aussi, parce que c’est la musique du collectif par excellence. L’improvisation se fait à plusieurs simultanément, et se nourrit de chacun de ses participants, sans hiérarchie aucune. Exactement comme le film montre des Noirs, des Blancs, des biens portants, des malades, des intellectuels, des ignorants, des drogués et des non drogués… Sur le mur une inscription : Heaven or Hell, which road are you ? Enfer ou Paradis : de quel côté êtes-vous ? La question est un piège. Pour Jack Gelber et Shirley Clarke, le mal et le bien ne sont pas si faciles à démêler, car tout le monde est connecté. Solly, le plus éduqué de la bande comme l’appelle un autre personnage, est là aussi, à attendre son fix, comme les autres.

The Connection n’est ni une apologie ni une condamnation de la drogue. Le film se contente de témoigner d’une vérité, et, en même temps, de brouiller les pistes : où est la fiction ? où est la réalité ? Pour tout le courant de cinéma expérimental américain des années 60, porter un message politique ne suffit plus : il faut intervenir dans le réel, inquiéter le spectateur, jusqu’alors trop confortablement installé dans son siège de velours. On montre le cinéma en train de se faire : est-ce un film de fiction ? un documentaire ? Ou même le making of d’un documentaire en train de se faire ? Les musiciens s’appellent par leurs prénoms, les personnages parlent directement à la caméra, qui est portée à l’épaule par un cameraman dont on se demande s’il ne finira pas par plonger lui aussi dans la drogue… Jackie McLean, entre autres, joue son propre rôle : il est lui-même à cette époque, dans la vraie vie, un héroïnomane.
The Connection est loin des clichés simplistes sur le jazz et la drogue. Leurs liens sont complexes et contradictoires : si le jazz participe de l’état de transe du drogué, est-il possible de le comprendre, c’est-à-dire de le ressentir, totalement sans être sous l’emprise de la drogue ? Mais, à l’inverse, est-ce que la drogue n’empêche pas le jazz d’advenir ? L’un des personnages, Ernie, s’est vu forcé de mettre son instrument au clou pour pouvoir se payer sa dose. La connection, c’est le dealer, le passeur de drogue et le passeur de transe, mais ce sont aussi les connexions qui existent entre les personnages et la musique, les acteurs et le public, le rêve et la réalité.

Le trouble est jeté, avec l’espoir, pour le théâtre et le cinéma d’intervention, que, selon les mots de Julian Beck, codirecteur avec Judith Malina du Living Theatre, « si nous pouvions être amenés à sentir, sentir vraiment quoi que ce soit, nous trouverions toute cette souffrance intolérable, la douleur trop forte pour être supportée, que nous pourrions y mettre fin, et que, devenus capables de sentir, nous pourrions vraiment éprouver la joie de tout le reste, la joie d’aimer, de créer, de vivre en paix, et d’être nous-mêmes. » Dans The Connection, c’est le jazz qui est le lieu privilégié de cette communion avec les autres et avec soi-même. Face à l’étirement du temps dû à l’attente et au manque, il est l’autre de la parole, cet endroit où une communication, paradoxalement silencieuse, peut advenir.