Scènes

Toronto : dans l’ombre d’un géant

Retour sur le festival canadien.


Le Festival de jazz de Toronto s’est déroulé du 22 juin au 1er juillet 2018. Avec plus de 160 concerts, certains gratuits dans le quartier de Yorkville qui sert de camp de base et d’autres payants dans des salles et lieux répartis dans toute la ville, cette manifestation n’est pas une mince affaire.

Cela dit, à la différence du grand frère de Montréal, ce festival dispose de beaucoup moins de moyens, avec une programmation qui affiche des similarités et des différences criantes. A l’instar de la manifestation québécoise, les musiciens invités ont tendance à être dans le registre conservateur avec des grands noms dont le lien avec le jazz est parfois des plus ténus, voire inexistant (le chanteur pop/soul Seal ou la violoniste/chanteuse bluegrass Alison Krauss). Par contre, il fait découvrir un grand nombre d’artistes locaux dans le cadre de ses concerts gratuits.

Gorilla Mask. Photo : Ben Flock

Parmi eux, un quartette de piliers de la scène locale s’est produit le premier soir au Rex Hotel Jazz and Blues Bar, le principal club de jazz de la ville. Emmené par le saxophoniste Pat LaBarbera, il comprenait le pianiste Brian Dickerson, le contrebassiste Mike Downes et le batteur Terry Clarke qui reste mal connu en dépit de ses états de service—dans les années 60, il joue avec le saxophoniste John Handy avant de rejoindre le groupe de soul The Fifth Dimension et plus tard le trio du guitariste Jim Hall.

Le groupe a choisi un répertoire varié. Que ce soit sur les morceaux de Thelonious Monk (« Blues Five Spot » et « We See ») ou sur « Island Birdie », un calypso signé McCoy Tyner, Dickerson évite l’écueil d’essayer de jouer à la manière de ces pianistes en restant lui-même dans un style bien ancré dans le hard-bop. LaBarbera passe du ténor au soprano pour une version enjouée de « Crawdaddy », un morceau enraciné dans la tradition néo-orléanaise et dû au pianiste Larry Goldings qui l’avait écrit en vue d’un passage à Humber College, l’université où le saxophoniste et le contrebassiste enseignent.
LaBarbera se situant dans la tradition coltranienne, il est capable de redonner une fraîcheur à des classiques tels la valse « Out With a Lark », la ballade « The Things We Did Last Summer » ou « People Will Say We’re In Love ». Ce groupe bien posé et bien en place a conclu par un morceau du leader d’un soir (« Figs » pour « figures ») qui a mis en valeur le jeu alliant confiance et finesse de Terry Clarke.
Le lendemain, 23 juin, nous avons eu droit à l’un des groupes les plus aventureux programmés par le festival. Au Heliconian Hall s’est en effet produit Gorilla Mask, le trio du saxophoniste alto canadien expatrié à Berlin, Peter van Huffel—incidemment, un ancien élève de Pat LaBarbera. Ce fut en tout cas une rare occasion d’entendre ce « power trio » en Amérique du Nord. Van Huffel et ces deux compères allemands, Rudi Fischerlehner à la batterie et Roland Fidezius à la basse électrique, ont donné des versions grandeur nature de leurs compositions en faisant preuve d’une maîtrise pleine et d’une cohésion à toute épreuve. Contrairement aux excès de virtuosité du jazz-rock des années 70, Gorilla Mask est brutal et direct. C’est le rentre-dedans sans round d’observation.

Sur l’inédit « Rampage », Fischerlehner prouve que l’on peut jouer de la batterie de manière chaotique en apparence (cela n’est pas péjoratif) sans pour autant sonner comme Jim Black. Deux autres nouveautés ont été dévoilées : « Hoser » (un terme d’argot canadien venu du hockey sur glace) pourrait très bien servir de générique pour une série télévisée d’action ; et « Brain Drain » affiche une mélodie sinueuse et alterne des dynamiques opposées.
Fidezius, grâce notamment à ses pédales d’effets, peut faire sonner sa basse comme un orgue ou une guitare. Sur « Steam Roller », il a fait preuve d’une agilité surprenante et démontré qu’il est tout à fait à l’aise dans le langage jazz. Les autres morceaux étaient tirés du dernier album Iron Lung (Clean Feed). « Hammerhead » a commencé avec une évocation de l’univers de Henry Threadgill avant que la trame ne soit déconstruite et que les trois hommes se répondent en s’envolant dans les hautes fréquences. Souvent portée par les riffs entêtants du saxophoniste, la musique du trio s’est octroyé une pause avec « Crooked » où une basse planante et une atmosphère enveloppée d’électronique invitaient à l’introspection.

The Bad Plus. Photo : Randall Cook

Parmi les vedettes, les Bad Plus se sont produits avec le nouveau pianiste Orrin Evans au Trinity-St. Paul’s Center, le 24 juin. En remplaçant Ethan Iverson, il n’a pour l’instant pas vraiment apporté de changement fondamental à la musique du trio, comme l’a illustré leur set qui a largement puisé dans le dernier album Never Stop II (Legbreaker Records). De surcroît, le groupe continue de donner l’impression d’un certain dilettantisme — « Peut mieux faire » pourrait-on aisément lire sur leur carnet de notes.

Ainsi, les trois larrons ont démarré de manière un peu routinière, chacun se contentant de jouer son rôle sans vraiment chercher à titiller les autres ou à produire l’étincelle. En milieu de concert, « Dirty Blonde », une composition du contrebassiste Reid Anderson que le groupe aime bien réinventer, a commencé à donner du nerf à des échanges jusque-là bien ronronnants. Cela a notamment été l’occasion d’entendre Evans et le batteur Dave King se livrer à un prenant duel. Toutefois, le morceau le plus enthousiasmant a été une des deux compositions du pianiste, « Boffadem », signe encourageant pour l’avenir du groupe. D’ailleurs, le public ne s’y est pas trompé en manifestant sa joie dès les premières mesures de l’introduction en solo de Reid Anderson pour ce qui sera le seul moment de vraie poésie de la soirée.

Puis ses deux acolytes ont commencé à se joindre à lui pour développer une mélodie qui n’était pas sans évoquer le célèbre Conference of the Birds de Dave Holland. Autre surprise a été le solo d’Evans sur lequel planait le fantôme de McCoy Tyner. Aspirant à une nouvelle direction, une excursion dans le jazz de chambre mâtiné de musique baroque a conclu le concert, « Trace » dont l’auteur est Anderson. Quelques signes prometteurs qui devront se confirmer.