Entretien

María Grand, la force tranquille

La saxophoniste réévalue sa relation a la musique.

María Grand @ Carolina Mama

Musicienne au style très personnel marqué par un sens de l’économie, María Grand se trouve à un tournant alors que sa vie a connu quelques bouleversements. Elle s’est confiée à Citizen Jazz pour évoquer sa nouvelle situation, ses centres d’intérêt, son avenir et plusieurs de ses mentors, sans oublier son nouvel album en duo avec la pianiste espagnole Marta Sánchez.

- Allez-vous désormais partager votre temps entre les États-Unis et la Suisse ?

Je compte partager mon temps entre les États-Unis, la Suisse, mais surtout l’Europe, pendant les tournées, et aussi l’Amérique centrale. Ma vie est un peu comme une mosaïque dont les carreaux ne s’imbriquent pas comme on le penserait. Le jazz est une partie immense. Mais j’ai aussi une famille avec mon mari et mon fils, et nous avons le projet d’acheter un terrain et à terme d’avoir un espace de résidence pour musiciens au Guatemala.

- D’où vient votre intérêt pour le jazz ?

Mes parents sont tous les deux musiciens. Ma mère est chanteuse et mon père est saxophoniste. J’ai toujours beaucoup aimé la musique et j’avais quelques disques. Un de ceux qui m’ont le plus marquée est un disque de Dinah Washington avec un big band. Ma mère écoutait aussi beaucoup Billie Holiday. J’ai grandi en écoutant cette musique.

Quand j’avais 10 ans, mon père m’a loué un saxophone parce que je jouais de la flûte à bec – un instrument que j’adorais d’ailleurs. Mais il m’a dit : « Oui, mais tu sais, si tu veux jouer avec un groupe, la flûte à bec, on ne va pas t’entendre. » [rires] Ce saxophone était un soprano coudé et j’en suis vraiment tombée amoureuse. Et depuis, ça a toujours été ce que je voulais faire.

María Grand @ Christophe Charpenel

- Avez-vous étudié dans un conservatoire ?

J’ai grandi à Genève. Mon père était mon premier professeur. J’ai aussi beaucoup appris de ma mère, plus au niveau de l’écoute, mais aussi au niveau culturel parce qu’elle est très éveillée. Elle m’a aussi transmis cette manière de voir la musique en tant qu’art fait par des êtres humains et pas seulement en tant qu’art séparé du reste.

Je suis ensuite allée au conservatoire de Genève mais je n’ai pas terminé mes études. Je suis partie à New York où j’ai étudié au City College. Là non plus, je n’ai pas terminé l’université. J’ai surtout appris avec des professeurs privés. Et j’ai énormément appris en jouant. Quand j’étais à New York, je passais beaucoup de temps avec des gens qui n’étaient pas forcément connus. J’allais beaucoup dans un bar à Harlem, je crois qu’il s’appelait le 1982 Lennox. C’était surtout des vieux de la vieille qui venaient jouer, mais qui avaient un énorme patrimoine musical.

Il fallait que je comprenne l’histoire des États-Unis, tous les mouvements sociaux.

- Y a-t-il un musicien en particulier qui vous a plus marquée qu’un autre ?

Je pourrais dire Antoine Roney. Il ne m’a pas beaucoup donné de cours de musique en tant que tels. C’était plutôt : « Joue, débrouille-toi ». Il me recommandait des films. On regardait les gens jouer au basket depuis sa fenêtre et lui faisait des commentaires sur les joueurs. Grâce à lui j’ai beaucoup appris sur la culture afro-américaine. Il m’a donné énormément de livres pour comprendre qui étaient ces gens dont j’aimais tellement la musique. Pour lui, si je voulais apprendre cette musique, il fallait que je comprenne l’histoire des États-Unis, tous les mouvements sociaux.

María Grand @ Christophe Charpenel

- Parmi les mentors que vous avez eus, vous citez Von Freeman. Comment s’est faite cette rencontre ?

C’est grâce à Steve Coleman que j’ai entendu la musique de Von Freeman et que je l’ai rencontré à Chicago. Von était quelqu’un de magique. Il était frêle, il avait déjà 83 ans quand je l’ai rencontré. J’avais été le voir à l’Apartment Lounge. Il a joué « Crazy He Calls Me ». Je me souviendrai toujours de la façon dont il l’a interprété. Il était tellement généreux. Il avait une espèce de cohorte, des jeunes qui buvaient sa sagesse. Il m’a expliqué des trucs. Il m’avait fait un petit diagramme musical sur une serviette en papier. Pendant que je jouais, il me susurrait des conseils à l’oreille. C’était vraiment une expérience magique pour moi.

- Vous êtes mère d’un enfant en bas âge, en quoi cela a-t-il modifié votre vie de musicienne ?

La manière dont je gère mon temps est complètement différente. Ma pratique est très concentrée parce que je ne prends plus le même temps qu’auparavant. Quand je suis à la maison, j’essaie de pratiquer de manière très concrète, compacte. C’est sûr que pour moi, il y a certaines choses qui sont maintenant moins importantes. Ma vie ne tourne plus seulement autour de moi. Cela me donne une distance qui me permet à mon avis de faire une musique qui est plus complète et plus mature.

J’ai aussi pris la décision de faire entre 4 et 6 tournées par an au lieu de 10-12. Avant d’être maman, j’essayais d’avoir le plus possible d’expériences musicales. Maintenant, je choisis mes expériences et je leur donne une place spéciale. Je ne dis pas simplement oui à tout.

- Que ce soit avec le trio qui a enregistré Reciprocity ou le nouveau disque avec Marta Sánchez, vous travaillez exclusivement avec des femmes. Est-ce délibéré ?

C’est une bonne question. Je n’avais pas pensé à ça. C’est vrai, sur mes deux derniers disques, il n’y a que des femmes. En tout cas, je ne fais pas ce choix délibérément. Il se trouve qu’il y a une affinité spéciale, comme avec Marta Sánchez. Je ne peux pas dire que j’ai fait le choix de ne travailler qu’avec des femmes, même si ma relation à un homme ou à une femme, pour ce moment, n’est pas pareille. Je suis actuellement vraiment intéressée par la relation avec les autres musiciens et musiciennes, la profondeur de cette relation. Savoir à quel point on peut se connaître et se reconnaître.

J’avais envie de faire une musique encore plus nue.

- Comment est né ce projet avec Marta ?

Mes projets ont toujours trait à ce qui se passe dans ma vie. Pendant la pandémie, j’ai quitté les États-Unis avec mon mari et mon fils. Nous sommes allés au Mexique, puis en Espagne et en Suisse. J’ai connu un gros bouleversement dans ma vie. J’ai revisité beaucoup de choses dans mes relations. Le duo avec Marta me permet de toucher à quelque chose de plus émotionnellement profond, de plus vulnérable, de plus spontané, de plus free.

Et j’étais beaucoup inspirée par le duo de Kris Davis et Ingrid Laubrock. Je les ai entendues quelques mois avant qu’on enregistre en Allemagne. J’avais envie de faire une musique encore plus nue, en fait, encore plus dépouillée.

María Grand @ Christophe Charpenel

- Et comme avec Reciprocity, il y a encore la présence du chant. Qu’est-ce qui vous a poussée à inclure le chant dans votre musique ?

Ça fait plusieurs années que je travaille sur la musicothérapie. D’ailleurs, en ce moment, je suis en train d’étudier une forme de thérapie. J’ai remarqué que dans ma pratique de la voix par rapport à la musicothérapie, je pouvais obtenir beaucoup plus de présence de ma part. C’était une espèce de challenge que je me suis lancée à moi-même. Est-ce que je peux atteindre un état de relaxation, un état de confiance ou une présence où je suis capable de chanter cette musique ?

- Avez-vous pris des leçons de chant ?

J’ai pris quelques leçons. J’ai une coach vocale qui est vraiment géniale et qui est professeure à Berklee Valence. J’ai pris peut-être deux ou trois cours avec elle. J’ai aussi pris quelques cours avec Amirtha Kidambi avec qui j’ai joué en compagnie de Mary Halvorson. J’essaie d’utiliser ma voix de façon vraiment naturelle. Bien sûr, il y a une musculature qui est associée à ça et que je travaille au niveau technique. Je considère ma voix comme un deuxième instrument qui requiert des heures de pratique.

- Écrivez-vous les textes ?

Oui, ce sont des trucs que j’écris. Sauf « Luiza » de Jobim, bien sûr. Et c’est vrai que j’ai toujours aimé tremper un peu mes pinceaux dans plein de choses différentes. J’aime bien peindre, j’aime bien faire des choses avec mes mains, j’aime bien écrire, j’aime bien chanter. Et j’avais aussi envie d’inclure ça dans ma musique.

J’essaie toujours d’aller vers ce qui demande le moins d’efforts.

- Vous parliez un peu plus tôt de mosaïque. Et la musique, l’écriture, la peinture semblent former un tout pour vous.

Ouais, c’est vraiment ça. Une des choses les plus difficiles dans ma vie de musicienne, c’est la connexion de tout cela avec l’aspect du business, l’aspect professionnel. Parce que pour moi, c’est vraiment très contemplatif. J’aime vraiment la nature, j’aime regarder une montagne, j’aime peindre, j’aime être les pieds nus dans une rivière. Alors le challenge est de tout intégrer à ma vie professionnelle où les standards sont différents. Je veux dire, regarder une montagne, c’est beau, mais ça ne produit rien.

María Grand @ Pedro de las Rosas

- Votre jeu est à la fois serein et puissant. Quelle est votre approche du saxophone ?

Je dirais que ma philosophie quand j’approche la technique du saxophone, c’est l’économie. Mon idée est d’optimiser ce que j’ai pour faire le moins d’efforts possible, pour obtenir le plus de variété possible, le plus de possibilités. Donc, j’essaie toujours d’aller vers ce qui demande le moins d’efforts. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’intensité, mais mon idée est de vraiment utiliser ce que j’ai pour avoir le plus de possibilités en gardant le plus de relaxation possible. Par exemple, je pratique la technique en essayant d’employer les mouvements des doigts les moindres possibles. Parfois, j’utilise plus de pression pour avoir un jeu plus percussif, mais mon idée, c’est toujours d’obtenir cet effet en ne gaspillant pas d’énergie.

- Y a-t-il un musicien qui vous a inspirée pour aller dans cette direction ?

Je dirais, Mark Turner. J’ai pris une fois un cours avec lui. C’est vraiment un scientifique des doigts. Il m’a montré comment certains de mes doigts étaient plus paresseux que d’autres. En fait, je pouvais vraiment voir quand la coordination entre mon phrasé et mes doigts n’était pas parfaite. Cela crée une espèce de micro-espace qui empêche d’avoir un jeu fluide et je trouve ça intéressant. Ça peut créer quelque chose. Mais j’ai vraiment vu à quel point en fait Mark était conscient de son instrument et conscient de son corps au moment de la production du son.

- Contrairement à certains artistes, vous prenez votre temps entre chaque disque. Est-ce que vous avez déjà une idée pour le prochain projet ?

Non, je n’ai pas d’idée. J’ai un disque que je dois encore mixer. Un enregistrement avec Anaïs Maviel, une chanteuse franco-haïtienne, Savannah Harris et Rashaan Carter à la contrebasse. J’aimerais faire un travail multimédia à un moment donné. C’est quelque chose qui peut être un disque ou autre chose. Il n’y a encore rien de concret pour l’instant.