Portrait

Travis Laplante, le saxophoniste zen

L’impressionnant saxophoniste poursuit son développement en s’investissant dans l’écriture et en élargissant sa palette.


Travis Laplante @ Avec l’aimable autorisation de Travis Laplante

Deux remarquables albums viennent confirmer tout le bien que l’on pouvait penser de ce musicien hors du commun et encore trop méconnu.

Originaire des montagnes du Vermont, Travis Laplante a la chance de tomber à onze ans sur un excellent professeur de saxophone dans sa petite ville. Il peut également compter sur des parents compréhensifs qui l’encouragent et l’autorisent même à faire l’école buissonnière lorsque, lycéen, il prend des leçons à Boston avec un grand saxophoniste sous-estimé, George Garzone. Plus tard, il s’inscrit au programme de jazz de la New School à New York avant de prendre racine à Brooklyn. Aujourd’hui, il fait des allers-retours entre Brooklyn et le Vermont.

2022 devrait rester un excellent millésime pour ce musicien hors pair avec la sortie de deux magnifiques enregistrements. Le premier, Wild Tapestry (Out Of Your Head Records), est le résultat d’un challenge. Le Yellow Barn Chamber Music Festival, une manifestation cinquantenaire, lui commande une œuvre pour son édition 2021. Il devra la diriger avec huit musiciens qui lui sont imposés. « La situation était flippante et j’ai décidé alors de parcourir toute la Nouvelle-Angleterre en voiture pour aller à leur rencontre et vérifier s’ils pourraient être bien disposés à l’égard de mes idées, dit-il. Je suis certain que cela a contribué à faire baisser le degré d’angoisse de part et d’autre. » Laplante parvient à tirer un son d’ensemble malgré le manque de temps, même si la possibilité de répéter quotidiennement pendant deux semaines est un rare privilège de nos jours. La partition fait tout de même 80 pages. « Si tout est écrit, je laisse néanmoins la possibilité aux musiciens de faire pas mal de choix, précise-t-il. Par exemple, il peut y avoir une répétition de cinq croches, mais le musicien a toute latitude pour choisir le ton. »

Miles Davis en général et son album On The Corner en particulier ont servi d’inspiration au projet - une inspiration qu’il faut d’ailleurs chercher du côté des émotions et de la spiritualité, et non de la musique. « Les influences peuvent se manifester de façon mystérieuse et cela signifie que votre musique ne ressemblera pas forcément à celle du musicien qui vous inspire », déclare le saxophoniste. Il ne faut pas s’attendre, en effet, à des grooves funky et à de la distorsion. Laplante est en outre plus mélodique qu’à son habitude. Les passages élégiaques et les abstractions d’une infinie beauté abondent et se succèdent. La musique de chambre et le langage jazzistique se télescopent tout en étant au service d’une composition ambitieuse et puissante.

Battle Trance @ Avec l’aimable autorisation de Travis Laplante

Il y a une dizaine d’années, Laplante décide de lancer Battle Trance, un quatuor de saxophones ténors. « Un jour, j’ai éprouvé cette envie irrépressible de former un groupe avec trois musiciens [Patrick Breiner, Matthew Nelson et Jeremy Viner] que, d’ailleurs, je ne connaissais pas particulièrement bien, avoue-t-il. La première fois que nous avons travaillé ensemble, nous avons tenu un si bémol grave pendant une heure. Je ne savais vraiment pas ce que je faisais. » Il reconnaît que la difficulté qu’un tel groupe présente est de distinguer les différentes voix même si le saxophone ténor offre un registre conséquent. Mais a contrario il apprécie que des instruments au timbre similaire puissent se fondre dans un son d’ensemble. « Je trouve cela magique de jouer et de ne pas savoir qui produit tel ou tel son : c’est une expérience dingue », explique-t-il.

Green of Winter (New Amsterdam Records) est le troisième album du groupe. Ces cinq dernières années, Laplante a étudié la composition de manière plus formelle, ce qui donne à ce disque plus de variété que ces prédécesseurs. Certains traits typiques sont pourtant là avec, notamment, l’utilisation de techniques étendues telles que chanter dans le corps de l’instrument ou souffler dans le bec seul. Si les climats varient d’une séquence à l’autre - un grand dépouillement peut laisser place à une évocation pastorale -, l’intensité et la densité en sont les caractéristiques les plus frappantes. Il en ressort des flots massifs ondoyants, de grandes envolées lyriques ou des répétitions de motifs faisant songer aux compositeurs minimalistes. En outre, les quatre compères savent faire preuve d’une grande maîtrise qui se traduit par une concentration extrême et l’absence totale de vagabondage.

Enfin, on ne peut pas parler de Laplante sans évoquer le Qi gong, cette gymnastique traditionnelle chinoise. À l’âge de 25 ans, il fait une chute dans les escaliers du métro new-yorkais. Il est alors constamment pris de vertiges. L’acupuncture vient à son secours avant qu’un ami lui recommande le Qi gong. Après une retraite dans le Minnesota, il devient un mordu de cette pratique. « J’ai commencé à en faire quotidiennement et, au fil du temps, la distance entre cette gymnastique et le saxophone s’est réduite, explique-t-il. Les exercices vous permettent en effet d’être en relation plus étroite avec votre respiration. »