Portrait

Darius Jones et les démons de l’Amérique

Le saxophoniste américain sort de son « silence » avec un album en solitaire.


Darius Jones @ Steven Pisano

On n’avait pas vu de disque de Darius Jones depuis la sortie en 1995 de Le Bébé de Brigitte (AUM Fidelity). Le saxophoniste n’est pas pour autant resté les bras croisés. Il a notamment approfondi son travail en solo documenté sur son dernier opus, Raw Demoon Alchemy (A Lone Operation) (Northern Spy Records).

Darius Jones @ Laurent Poiget

Après avoir enregistré son hommage à Brigitte Fontaine en compagnie d’Émilie Lesbros, Darius Jones n’éprouve plus vraiment l’envie de faire des disques. « J’avais besoin de faire une pause, dit-il. Ce n’est pas naturel pour moi de chercher à être vu. Faire un disque pour le plaisir de faire un disque ne rime à rien. J’estime qu’une œuvre doit avoir un but. »

Le saxophoniste décide notamment de se concentrer sur l’exercice difficile du solo. Il consacre trois années à perfectionner son travail et sa démarche. Cela culmine avec une tournée en 2019 et un projet d’enregistrement. « Je devais entrer en studio en juillet 2020 à Woodstock, dit-il. Mais la pandémie, ainsi que les meurtres de Breonna Taylor, de George Floyd et d’Ahmaud Arbery en mai ont fait que mon état psychique ne me permettait par d’atteindre les objectifs que je m’étais donnés pour ce travail en solo. » Son but est en effet de créer un sens d’espace et de paix – de zénitude en somme – loin du chaos.

À défaut de pouvoir concrétiser son projet en studio, le saxophoniste alto se rabat sur un concert. Heureusement pour lui, tous les concerts en solo donnés ces dernières années ont été enregistrés. Il porte son dévolu sur celui donné à Holocene à Portland le 18 octobre 2109, le dernier d’une tournée. « J’étais très satisfait de la musique, mais je n’étais pas certain de la qualité audio, avoue-t-il. Avec l’aide David Torn, nous sommes parvenus à un résultat qui me comble. » De surcroît, avec le recul, il repense à Roscoe Mitchell qui aurait affirmé qu’un enregistrement solo se doit d’être réalisé en concert.

Darius Jones @ Laurent Poiget

Avec Raw Demoon Alchemy, Darius Jones enregistre pour la première fois des compositions d’autres musiciens. « Quand j’étais gosse, je ne composais pas, je jouais la musique des autres et j’adorais ça, explique-t-il. D’autre part, il s’agit d’une envie d’établir une relation avec une autre entité et de proposer ma propre réflexion sur une chose qui ne m’appartient pas. » Ses choix portent sur des compositions écrites par des artistes qu’il admire : « Figure No. 2 », une composition inédite de Georgia Anne Muldrow, « Sadness » d’Ornette Coleman, le standard « Beautiful Love », « Love in Outer Space » de Sun Ra et de Roscoe Mitchell. « « Nonaah » est une œuvre magistrale et fondatrice pour tout saxophoniste, affirme Jones. Le vocabulaire qui y est exprimé vaut vraiment la peine d’être exploré. » Jones ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, car il souhaite continuer à jouer des œuvres qui le fascinent. Il envisage même aller jusqu’à demander à d’autres compositeurs d’écrire des morceaux pour lui.

En parallèle, le saxophoniste poursuit son écriture pour la musique vocale. Il compose actuellement pour le vibraphone et quatre voix. « La voix a été vraiment mon premier instrument et le chant est universel, dit-il. De plus, en tant qu’afro-américain, la voix est synonyme de liberté. » Recherchant un équilibre entre la voix et le minimalisme, il se plonge dans la musique vocale tibétaine et les traditions africaines ainsi que Steve Reich. Il explique que contrairement aux idées reçues, la musique minimaliste est plus ardue à écrire « parce qu’il faut que cela soit parfait ».

Darius Jones nous réserve sans doute d’autres surprises. En effet, il pense avoir entamé une période prolifique : « Soyez patients, d’autres choses vont venir car je me sens inspiré. » Et nous piaffons d’impatience.