Chronique

Trio FLY

Sky & Country

Mark Turner (ts, ss), Larry Grenadier (b), Jeff Ballard (dm)

Label / Distribution : ECM

Sur la pochette de Sky and Country figure une toile où un couteau régulier a posé des aplats de blancs et de gris. Triste et plat, à première vue. Très ECM diront les mauvaises langues. Pourtant, l’œil attentif s’attardera sur cette image. Le spectre y est étroit mais les nuances nombreuses. Il y a des lignes au long desquelles l’œil circule, certaines évidentes, d’autres subliminales. Et puis aussi des détails insolites comme cette touche d’anthracite isolée…

C’est une image bien choisie pour la musique du trio FLY  : l’auditeur superficiel la trouvera monochrome, l’attentif y distinguera de nombreuses couleurs. Ce qui donne à cette musique son gris de feutre, c’est le timbre et l’articulation de Mark Turner. Comment définir le son de Mark Turner ? Qu’il soit au ténor ou au soprano, il est boisé plus que cuivré. Au ténor, il fait souvent penser à un alto. Au soprano il évoque un hautbois. Les attaques sont fondues, le vibrato rare, le legato impeccable et l’accentuation plus classique que jazz. Les incursions sont fréquentes dans le registre altissimo, atteint sans effort apparent. Une voix propice aux chuchotements plus qu’aux cris.

Mais le son n’est rien sans la musique. Or, le son chez lui est au service de lignes longues et sinueuses, parcourant des territoires harmoniques étranges parsemés de fragments de mélodie. Sa musique possède la fermeté d’un art structuré : un des albums du saxophoniste tirait son nom d’une de ses compositions, « Dharma Days » reprise sur Sky and Country. En sanskrit, « dharma » désigne la « disposition » normale de toutes choses ou l’Ordre, la Norme : le parcours des astres est connu, le retour de la mousson immuable. L’ordre est la condition de la vie pour les hindouistes, comme il est le préalable de cette musique. Ainsi on repère des thèmes mélodiques, des motifs rythmiques à l’entame des morceaux, on anticipe leur retour à la conclusion. Mais on peine à suivre leurs transformations : les pistes sont brouillées, la narration comporte de nombreux épisodes qui s’enchaînent étrangement : cette musique, comme toute œuvre intéressante, conserve sa part de mystère.

Qu’il est loin, le ténor qui donnait une version brillamment post-bop du « Moment’s Notice » de Coltrane sur son premier disque en leader Yam Yam [1], qui swinguait puissamment sur « Barcelona » sur le deuxième, In This World  [2], ou se faisait lyrique pour Porgy sur le troisième, Ballad Session [3] ! Non seulement il a échappé au formatage mais sa personnalité s’est affirmée au point de compter parmi les musiciens au style immédiatement reconnaissable : Mark Turner a retiré de sa musique toute figuration pour devenir un artiste abstrait. Ceux qui l’ont vu sur scène, presque immobile, les yeux clos, terriblement concentré, ne seront pas étonnés par son évolution vers une telle épure.

Après une si longue évocation du saxophoniste, les fans de Larry Grenadier et Jeff Ballard protesteront : FLY n’est pas un trio pour saxophone classique conçu pour faire briller Mark Turner, mais une formation démocratique où chacun apporte ses compositions, prend des initiatives improvisées qui modifient le cours de la musique. Ils auront à la fois raison et tort : si Turner est l’auteur de quatre morceaux sur neuf, Ballard en a écrit trois et Grenadier deux. Mais, qu’on écoute le trio de Brad Mehldau, dont ils constituent la section rythmique, et on mesurera l’abîme : certes la musique est de grande qualité dans les deux cas, mais les esthétiques sont très différentes. La nécessité, dans le cadre austère d’un trio sans instrument harmonique, d’élargir le rôle des instruments rythmiques, permet aux deux hommes d’occuper davantage le devant de la scène avec le saxophoniste qu’avec le pianiste. Un des buts revendiqués du trio est d’ailleurs d’éviter la « blowing session » : l’hyperactivité d’un saxophoniste en trio a pour fatale conséquence de faire perdre de vue la beauté des compositions. Mais si le saxophoniste adopte une attitude plus retenue, comment, alors, donner du corps au son du trio ? La réponse du bassiste et du batteur est d’être hyperactifs et de prendre tour à tour en charge la mélodie — comme, en leur temps, Scott La Faro et Paul Motian avec Bill Evans. Le moins qu’on puisse dire est que les objectifs démocratiques sont atteints : Jeff Ballard, en particulier, que Chick Corea nomme « The Painter », fait admirer une palette chatoyante qui n’amoindrit nullement un groove constant. Il est du reste à l’origine de ce trio, constitué à l’occasion du projet Originations paru en 2000 sur le label de Chick Corea, Stretch. Ce disque offrait une plage à chacun des partenaires du sextet Origin de Corea, qui pouvaient s’y exprimer avec une formation de leur choix. Jeff Ballard, membre de ce sextet ainsi que du Chick Corea New Trio (avec le bassiste Avishaï Cohen), écrivit alors « Beat Street » et réunit donc la première incarnation du trio FLY.

Il faut dire que les trois hommes sont californiens, ce qui crée des liens… Ballard et Grenadier, amis d’enfance ayant grandi ensemble en musique, ont rencontré Turner à New York. Suivirent de nombreuses occasions de jouer et enregistrer dans divers contextes et combinaisons, toujours de haute volée [4]. La connivence fut d’emblée si forte qu’elle a fait dire à Jeff Ballard que FLY devait « nécessairement » voir le jour… Son premier disque parut chez Savoy Jazz en 2004 sous le simple titre Fly. Il comportait dejà des thèmes marquants comme « Child’s Play ». Superbe mais peu soutenu par son petit label, il ne connut pas le succès mérité, mais servit de prétexte à des tournées qui renforcèrent encore la cohésion du groupe. C’est précisément cette dernière qui marque l’auditeur, la connivence exigée par cette musique complexe qui fourmille de changements de couleurs, de climats, thèmes et rythmes.

Sur « Lady B », le premier titre, la section rythmique est mouvementée sans donner un sentiment d’agitation ; on retrouvera ailleurs cette configuration : le saxophone plane au-dessus d’une section rythmique houleuse (cf. le début de « Super Sister »). Sur le deuxième morceau, « Sky & Country », on découvre une autre composante de l’esthétique FLY : les changements de caractère incessants, les virages soudains - comme les montées chromatiques fluides qui font inopinément irruption sur « Elena Berenjena » et ne reviendront que pour la conclusion, énigmatique et suspendue. Mais la rythmique n’est pas toujours aussi mouvementée : elle est aussi rapide qu’inattendue sur « CJ » et « Transfigured », signés Larry Grenadier, mais ces deux morceaux n’en demeurent pas moins lents, pensifs, mystérieux. Ils incitent le soprano au lyrisme et la basse profonde et boisée à la mélodie, en pizzicato comme à l’archet. On y admire les couleurs qu’y trouve un Jeff Ballard aussi percussionniste que batteur.

Autre marqueur du style FLY : le recours à une grande variété de genres ; ainsi, on pourra trouver à « Perla Morena » un petit air latin, à « Elena Berenjena » un parfum de rock, à « Lady B » une couleur funk, à « Super Sister » une parenté avec les compositions de Dave Holland et à « Dharma Days » un côté répétitif indien. Mais attention : si Magritte, peignant une pipe, appelait le tableau Ceci est une pipe, il ne faut pas compter sur ce trio pour annoncer : « Ceci est du funk » ! Seuls les auditeurs dotés de capteurs perfectionnés détecteront des traces de tout cela. La musique est, ici, subtile ; elle serait gâchée par des éléments trop explicites.

Sky & Country prolonge et renouvelle l’histoire de cette forme liée au jazz dans ce qu’il a de plus authentique et exigeant : le trio pour saxophone tel que l’illustrèrent A Night At the Village Vanguard de Sonny Rollins, Motion de Lee Konitz ou Triplicate de Dave Holland avec Steve Coleman. Sa musique à la fois neuve et riche d’histoire illustre un miracle propre au jazz : la capacité d’engendrer, à partir d’individualités radicalement différentes, un profond sentiment d’unité. En 1959 Ornette Coleman affirmait bravement à propos de sa propre musique : « The Shape of Jazz to Come ». Mark Turner, Larry Grenadier et Jeff Ballard sont de ceux qui proposent une forme convaincante pour le jazz à venir.

par Laurent Poiget // Publié le 8 juin 2009

[1Criss Cross – 1994

[2Warner - 1998

[3Warner – 2000

[4Avec Kurt Rosenwinkel, Brad Mehldau, Paul Motian, Enrico Rava, etc.