Chronique

Tigran Hamasyan

Stand Art

Tigran Hamasyan (p), Matt Brewer (b), Justin Brown (dm)

Label / Distribution : Nonesuch / WEA

Le pianiste arménien établi à Los Angeles Tigran Hamasyan était-il en quête d’une forme de légitimité jazz authentique ? Sur cet album, il propose une relecture de l’art des standards, ces compositions issues de la comédie musicale américaine on Broadway, en apposant sa griffe singulière. On reconnaîtra au détour de cette sélection ces volutes orientalisantes issues de ses origines, ou encore des accents jazz-rock, voire nu-soul -en particulier sur « I Didn’t Know What Time It Was ». Et puisque, quelque part, il s’agit de convoquer l’esprit des grands anciens, on conçoit que sa livraison de « Laura », dont nous avons toutes et tous, quelque part, notre conception sur le mode « ballade », prenne ici les atours d’une joyeuse sarabande, agrémentée de traits angulaires mélancoliques. Puissance et douceur se conjuguent également sur « Softly As In a Morning Sunrise », cet incontournable des jam-sessions qui, ici, se voit infliger une cure de jouvence par le jeu prismatique du pianiste et les variations rythmiques du trio. Sur « All the Things You Are », le saxophoniste Mark Turner déploie son jeu vertical caractéristique dans un dialogue avec le pianiste qui donne à entendre l’essentiel de ce classique des classiques : l’émotion pure. Pour « I Should Care », il confie au trompettiste Ambrose Akinmusire le soin d’assurer le lead (et quel son !), se révélant ainsi lui-même comme un vrai leader, capable de s’effacer au service du collectif. Il laisse également des espaces conséquents au contrebassiste Matt Brewer et au batteur Justin Brown, et semble propulsé par la vitalité de cette rythmique.
Néanmoins, il ne s’en tient pas aux reprises de ces thèmes destinés, à l’origine, à faire se pâmer de plaisir les Américain.e.s - ils étaient conçus par des compositeurs qui, bien souvent, avaient fui les régimes autoritaires d’Europe centrale dans les années trente et n’avaient pas d’autre souhait que de renouer avec le sens du mot « désir ». Cette dimension libidinale, Hamasyan la convoque aussi dans une relecture aux inclinations funky d’un morceau trop rarement entendu de Charlie Parker, « Big Foot », manière de revendiquer sa singularité dans l’appropriation de l’idiome be-bop (avec un chorus exceptionnel de Joshua Redman, que le pianiste agrémente de somptueux voicings). De plus, il propose une composition dont les mélodies soyeuses et les harmonies amples supportent allègrement la comparaison avec le répertoire dont il s’empare. Conscient du caractère intrinsèquement migrant du répertoire de jazz, Tigran Hamasyan nous convie dans sa quête patrimoniale avec brio et sensibilité. Il vise l’universel, ne serait-ce qu’en invoquant une liberté de mouvement fondatrice du genre humain.

par Laurent Dussutour // Publié le 28 mai 2023
P.-S. :

Avec : Mark Turner (ts), Joshua Redman (ts), Ambrose Akinmusire (tp)