Scènes

Vandermark 5 en concert

Compte rendu de concert, le 05/03/2004


Ken Vandermark (ts, bs, cl), Dave Rempis (ts, as), Jeb Bishop (tb), Kent Kessler (b), Tim Daisy (d)

Le Chicagoan Ken Vandermark est un grand agitateur qui multiplie les concepts, les enregistrements et les groupes, ainsi que les croisements avec des musiciens européens. Le Vandermark 5 est son groupe le plus établi ; il y marie le jazz et le free avec l’énergie combinée du rhythm’n’blues et du rock. La musique, très mâle, carbure à la testostérone : plus fort, plus vite, plus haut. Heureusement, ce qui aurait pu être un excès de muscles est canalisé par des compositions et des arrangements qui garantissent une diversité sans éparpillement ni gaspillage des énergies. De plus, l’aisance avec laquelle le groupe se meut entre les morceaux et à l’intérieur des arrangements est le signe que ces musiciens se connaissent bien, connaissent bien la musique et s’écoutent.

Dès « Outside Ticket », qui lance le concert, l’importance des arrangements se fait sentir : un thème triste est énoncé par les trois souffleurs, chacun se mettant en avant à tour de rôle tandis que les deux autres lui apportent un soutien harmonique. Puis, un rythme rock phrasé en 3 et 5 temps alterne avec un swing médium pour le premier solo de Dave Rempis. Moins médiatisé que son leader, ce n’en est pas moins un saxophoniste renversant, au son énorme et plein ; dans son jeu se mélangent intelligemment des déboulés post-bop rapides et des scories free. Quand Vandermark prend son solo, c’est avec un son comparativement plus léger mais avec des cris agressifs qui poussent vite la section rythmique à un accompagnement bruyamment libre et mènent à une récapitulation survitaminée du thème, d’où toute tristesse s’est envolée depuis longtemps. Il est clair que la soirée sera des plus jouissives.

Le morceau suivant (« 7+5 ») adopte une approche différente du free jazz, celle développée par Jimmy Guiffre. En prenant sa clarinette pour interpréter un thème aux petites phrases rapides et glissantes, Vandermark rappelle le vieux maître, en moins austère. Jeb Bishop prend alors un solo fait de grognements et autres bizarreries sonores et termine en frottant le liège de sa sourdine contre l’intérieur de son instrument. Rempis intervient dans le style du thème, glissant à droite et à gauche pour conclure sur un impressionnant passage en respiration circulaire et multiphonique qui développe les harmoniques.

Chacun des deux sets inclut une ballade, et la première est une pure merveille : c’est « Jeanina », en hommage au baryton suédois Lars Gullin. Vandermark y prend donc un solo au baryton tout en délicatesse et en douceur, comme un Gerry Mulligan avec encore plus de langueur. Bishop est ensuite accompagné aux mailloches seules par Tim Daisy pour un solo tout aussi tendre.

Vandermark fonctionne beaucoup par hommages, et le prochain sera dédié à Rahsaan Roland Kirk. Si l’on se fie à la « Rip, Rig and Panic Suite », on peut s’attendre à des merveilles. Trois thèmes de Kirk mènent chaque soliste à des improvisations féroces et sans répit, long moments de bravoure à la suite desquels on ne peut que retomber, épuisé mais satisfait.

A la reprise, Kent Kessler l’excentrique se lance dans un solo pizzicato et arco dont chaque note semble frémir d’une énergie sauvage à peine contrôlée. « The Bridge », de Sonny Rollins, est ensuite interprété avec des variations de tempo de plus en plus larges, de la marche funéraire au swing très rapide, mais de manière si fluide et unifiée que c’est à peine si cela se remarque. Chaque tempo du spectre balayé est traité différemment ; par exemple, à tempo médium, Daisy se permet quelques figures classiques d’Art Blakey.

Ce n’est qu’avec le morceau suivant, « Knock Yourself Out », que l’influence du r’n’b sur Vandermark se fait dominante, avec un thème tout en riffs percussifs et funky. Rempis, peut-être motivé par le fait que le public ne soit pas parti à l’entr’acte, se lance dans un époustouflant solo post-aylerien, dont l’explosivité est renforcée par l’accompagnement du ténor et du trombone.

Le concert se termine avec « Cruise Campo » et son duo brûlant entre l’alto de Rempis et le trombone de Bishop. Tim Daisy en profite pour se faire presque assourdissant et pousser le groupe le plus loin possible. Son approche tendue du swing ne fonctionnerait pas dans n’importe quel groupe de jazz, mais dans ce contexte il sert bien la musique.

Le rappel bien mérité consiste en un autre morceau de Kirk, « Black and Crazy Blues », un blues lent rythmé par une caisse claire martiale. Bishop et Vandermark s’y retrouvent très à l’aise dans des solos de pur blues. Un grand concert, tout simplement.