Entretien

Bo Van Der Werf

Hollandais résidant depuis longtemps en Belgique, saxophoniste baryton de formation bop transplanté depuis dans les régions plus défricheuses du jazz belge, Bo Van der Werf mène une recherche de longue haleine pour trouver un style personnel, aussi bien individuellement qu’en groupe.

© Jos L. Knaepen

Les débuts de Bo van der Werf dans la musique se font par hasard : à 10 ans il retrouve un saxophone ayant appartenu à son grand-père dans un grenier. La passion ne naîtra que plus tard, mais déjà se forgent des liens qui perdurent jusqu’aujourd’hui. « J’ai fait le solfège avec Laurent Blondiau, le parcours classique : 5 années d’étude de lecture de notes et répéter 5 minutes avant d’aller au cours pour ne pas trop se faire engueuler par le professeur. C’était une activité para-scolaire comme une autre, jusqu’à ce qu’avec Laurent on commence à jouer pour les pièces de théâtre de l’école. A ce moment-là, c’est devenu plus intéressant, il y avait plus de challenge et on a continué à travailler ensemble plus sérieusement.

« Mon frère Otti a deux ans et demi de plus que moi et même aujourd’hui, musicalement parlant, il les a encore. Il me donnait des disques à écouter que je trouvais horribles. Par exemple, il venait avec un disque de Miles des années 70 alors que j’étais dans mon truc bebop, je ne supportais pas ça. Deux ans après : ‘Wouah !’ Donc il m’a donné une bonne éducation musicale.

Après une année au Jazz Studio d’Anvers, Bo rejoint les bancs du Conservatoire de Hilversum, aux Pays-Bas pendant cinq ans. « C’est en Hollande que j’ai commencé à jouer du baryton. Quand je suis arrivé à Anvers, je crois que je jouais du ténor et de l’alto, ou du soprano. Le professeur de saxophone, Tom Van de Geyn (le frère du bassiste Hein), jouait du baryton et j’ai été tout de suite impressionné quand je l’ai vu sortir son instrument et jouer quelques notes : c’était ça qu’il me fallait. Au conservatoire j’ai commencé à jouer dans des cover bands, la musique des Blues Brothers, des trucs comme ça, ainsi que dans des big bands. C’est très bien pour apprendre le métier et connaître d’autres musiciens. »

Après le conservatoire, Bo revient en Belgique à une époque fertile en expérimentations. Le point central de cette effervescence est devenu un mythe : le Kaai, aujourd’hui disparu. Cette atmosphère libérée fait sortir Bo d’un académisme étouffant et l’ouvre à d’autres possibles. « Je suis sorti du conservatoire avec des idées assez rigides sur la musique. En Hollande, c’est un enseignement très bebop, très carré, ce qui est super en soi, mais il n’y a pas beaucoup d’ouverture à d’autres manières de penser la musique. Quand tu débarques au Kaai après cinq années de conservatoire, c’est assez explosif. Tu vois des gens comme Pierre Van Dormael, Fabrizio Cassol, Michel Hatzigeorgiou, Stéphane Galland ou Antoine Praewerman et tu te rends compte qu’il y a un autre monde que tu ne soupçonnais même pas. J’allais assidûment au Kaai et je jammais un peu avec eux. Rencontrer ces gens-là m’a complètement ouvert l’esprit. Ils ont une autre approche de la musique et la jouent différemment : elle n’est pas verticale ou horizontale mais universelle. Je crois les avoir rencontrés au bon moment. Antoine m’a même engagé dans son groupe alors que j’étais tout à fait néophyte dans ce langage-là. »

Même les endroits mythiques ont leurs côtés plus prosaïques : « Il n’y avait pas tellement de public. Il y en avait le mercredi quand AKA Moon jouait mais pour le reste c’était assez désert. Le Kaai était auto-géré : parfois on se retrouvait à faire le bar alors qu’on jouait. On finissait notre chorus et s’il y avait quelqu’un au bar on allait lui servir la bière. »

Il n’y a pas autant de modèles pour le baryton que pour le ténor ou l’alto, ce qui a peut-être laissé plus de marge à Bo de développer une combinaison inattendue, basée á la fois sur Pepper Adams et Olivier Messiaen. « Au départ c’était très classique, j’écoutais Gerry Mulligan, c’était fantastique et ce l’est encore : quand je l’écoute aujourd’hui, je m’assieds et je me tais. Ensuite j’ai découvert des gens comme Pepper Adams, qui a une approche plus incisive de l’instrument, peut-être un peu moins léchée et dorée.

« J’ai été étudier avec Gary Smulyan il y a 5 ou 6 ans pendant 3 mois grâce à une bourse. J’allais chez lui et on travaillait toute la journée, lui au piano, moi au baryton. On passait toute la journée à parler de baryton, ce devait être très lassant pour sa femme ! Ensuite on a fait quelques tournées ensemble. C’est vraiment lui qui m’a tout appris sur le baryton. Je ne sais pas s’il a travaillé avec Pepper Adams, mais il est vraiment dans cet esprit, sans en être une copie. Le fait d’aller chez lui rejoignait tout ce que j’avais appris en copiant les solos de Pepper Adams. Ca, je l’ai fait pendant des années : le copier à fond. C’est très lassant à dire aujourd’hui. J’écoute encore Pepper Adams et c’est génial : son timing au baryton, il n’y a personne à savoir faire ça. Ses idées, son langage sont tellement originaux.

« Quand je joue j’essaie de ne pas trop réfléchir à ce que je fais. Bien sûr, ton inconscient sait ce que tu fais, mais je cherche plutôt un son global, des rythmes, des couleurs. Autour de ça tu peux colorier de manières différentes. C’est pour ça que la musique de Messiaen est parfois très déroutante parce que tu entends des fonctions tonales tout le temps, mais avec des déviations qui colorient tout ça de manière très mystérieuse. Il y a moins ce côté extrêmement obsessionnel de l’harmonie, des fonctions, des résolutions, des dominantes et des accords de passage, tout ça est coloré par des étoiles. C’est ce que je trouve intéressant dans cette musique-là. »

On retrouve finalement assez peu de doubleurs alto-baryton, alors que la combinaison ténor-soprano est quasiment devenue une norme. « Alto et baryton sont deux mondes complètement différents. C’est vrai qu’un baryton c’est lourd, c’est vrai que c’est encombrant, c’est vrai que c’est cher. C’est dommage qu’il n’y ait pas plus de barytonistes, je n’entends pas de nouvelles choses sur l’instrument. Il y a quelques autres barytons en Belgique, mais on ne se croise pas très souvent. Il y a pourtant quelques opportunités, puisque des musiciens viennent parfois emprunter mon deuxième baryton pour un concert. A l’étranger, il y a Glenn Wilson, un musicien américain très peu connu qui joue comme personne et bien sûr Gary Smulyan qui est le top du top. J’espère que je me trompe, mais je n’entends personne jouer quelque chose de vraiment nouveau. Je ne joue pas d’autre saxophone, mais je joue un peu de clarinette basse pour le Brussels Jazz Orchestra, juste pour lire, pas pour improviser. C’est un miracle quand je ne fais pas de couac ! »

© Jos L. Knaepen

Frank Vaganée nous a raconté la naissance du Brussels Jazz Orchestra, autour d’une envie collective et d’un lieu, le Sounds. Bo Van der Werf fait partie des membres fondateurs du BJO, mais développe en parallèle un autre projet : Octurn, contraction d’octet et de nocturne. « Octurn est parti d’une énergie commune, d’une envie de jouer et de partager, avec principalement Bart Defoort, Jeroen Van Herzeele, Laurent Blondiau et moi. On jouait tous les jeudis au Sounds. Il y avait aussi Ben Sluijs et différentes rythmiques : Félix Simtaine, Piet Verbist, Ron Van Rossum, Stéphane Galland. Il n’y avait pas spécialement l’idée de faire un groupe et je n’aurais pas pu faire ça tout seul, c’est sûr.

« Au début c’était très traditionnel : on amenait des arrangements, principalement ceux d’Oliver Nelson et on faisait des chorus dessus. Il n’y avait pas beaucoup d’aventure mais pour nous c’était magnifique de découvrir la musique de Nelson, incroyablement bien écrite. C’est clair que si tu viens juste jouer ce qui est écrit, ça ne t’apportera rien de plus. Par contre, si tu comprends le cheminement de ta voix, même si c’est la cinquième voix dans l’arrangement, c’est fascinant.

« Quand on a vu que le groupe prenait et qu’on avait envie de continuer, il a fallu gérer le truc et il se trouve que c’est moi qui l’ai fait, j’ai pris les choses plus en main petit à petit. A partir de ce moment-là, j’avais envie, non pas de diriger, mais de faire de la musique que j’aimais vraiment. Comme je mettais une énergie supplémentaire par rapport aux autres, c’est normal que ça corresponde à mes envies musicales du moment. Si tu apportes un morceau et tu sens que les énergies musicales ne sont pas là pour le jouer, il faut changer. Mais tout ça c’est généralement passé de manière naturelle. »

Aujourd’hui, Octurn compte trois français, Guillame Orti, Geoffroy De Masure et Jean-Luc Lehr. « C’est en travaillant avec AKA Moon que j’ai rencontré Guillaume et Geoffroy. Je me rappelle qu’ils venaient de temps en temps au Kaai, eux aussi ouvraient grand les yeux en voyant AKA Moon sur scène. Ils avaient déjà une démarche particulière avec Kartet mais ils étaient complètement impressionnés. »

La collaboration avec Geoffroy de Masure est très poussée, puisque Tribu et Octurn sont aujourd’hui des formules complémentaires travaillant avec des paramètres musicaux identiques. « Dans les grandes lignes, on pourrait dire que Tribu est la version épurée du full band, ou vu autrement, le full band est la version plus habillée de Tribu. La formule en quintet permet une approche plus libre du matériel musical et bien souvent nous montons sur scène sans vraiment savoir ce que l’on va jouer : le répertoire est là et en fonction de l’instant, les propositions musicales fusent. Lorsque nous jouons avec le full band le concert est plus cadré, mais la musique est abordée avec un même esprit de liberté où chacun peut évoluer en électron libre. Le fait de travailler avec deux formules tient également compte du fait que le full band est plus lourd financièrement pour les organisateurs. Le quintet nous permet donc d’accepter des concerts en club qui sont souvent impossibles à organiser avec le grand groupe à cause des impératifs techniques. »

Bien que regroupant des improvisateurs, dans Octurn l’accent est mis tout autant, si ce n’est plus, sur la composition. Jusqu’à récemment, le répertoire du groupe était fait de commandes passées à des compositeurs aux horizons divers. « Au Sounds on jouait gratuitement et l’argent des entrées était mis dans une caisse, ce qui nous a permis d’enregistrer le premier album, Chromatic History. Kris Defoort a commencé à écrire pour nous, donc ça a pris une autre direction, tout en restant ancré dans une tradition proche de Gil Evans, Oliver Nelson ou Charles Mingus. Pour le deuxième album, on a commandé de la musique à d’autres compositeurs extérieurs au groupe. Kris a écrit trois morceaux, ainsi que Neal Kirkwood, un compositeur new-yorkais, et Frédéric Rzweski, compositeur américain de musique contemporaine qui habite ici en Belgique. Ocean vire déjà vers je ne sais pas quoi, mais c’est différent du premier album. On a continué à commander de la musique pour Round, le troisième album : à Kenny Werner, Walter Hus… de nouveau un patchwork de musiques différentes. »

Après quelques années, certaines limites sont atteintes et le besoin de recentrer le groupe sur ses propres membres se fait ressentir. « Commander des morceaux, c’est super, mais les musiciens ne s’y retrouvent pas spécialement. Les compositeurs ne connaissent pas forcément le groupe, ils ont des univers complètement différents, ce qui fait que parfois ça fonctionne, parfois ça ne fonctionne pas du tout. C’est pour ça que maintenant ce sont des gens du groupe qui écrivent pour le groupe. Même si tout le monde n’est pas toujours d’accord avec tout ce qu’on joue, au moins c’est plus direct : s’ils ont une question par rapport à la musique, ils ont tout de suite un interlocuteur pour leur fournir des explications. »

Le nouveau concept a pris du temps à s’imposer et deux albums résultent de cette période de transition : The Book of Hours, qui est une suite composée par le saxophoniste new-yorkais Patrick Zimmerli (publié par le label canadien Songlines) et Dimensions, où deux suites composées par Geoffroy de Masure et Bo sont rejointes par une autre commandée à Antoine Praewerman. « Geoffroy avait déjà écrit deux arrangements pour Round qui n’avaient pas été retenus. Pour Dimensions il a écrit cette immense suite de 40 minutes qui mélange des morceaux anciens à d’autres tous neufs, donc il y a plein d’idées et de couleurs différentes. Antoine terminé sa pièce en premier : deux semaines après lui avoir demandé d’écrire pour ce projet, il est arrivé avec les partitions.

« A la même période on a demandé à Patrick Zimmerli d’écrire pour nous. Au départ il devait écrire dix minutes de musique, puis il m’a envoyé des e-mails disant que ça risquait de durer plus longtemps. Au final il est arrivé avec une suite d’une heure ! L’idée initiale était de faire venir son groupe pour jouer avec Octurn, mais c’était trop compliqué logistiquement et trop cher.

« Cette masse de compositions, les suites de Geoffroy et de Zimmerli, sont tombées en même temps, créant un grand cafouillage pendant une bonne année. On ne savait pas très bien comment maîtriser tout ce répertoire car ce n’est pas de la musique qu’on joue comme ça, en lisant une fois la partition. C’est vraiment de la musique qu’il faut assimiler avant de pouvoir en faire de la musique. »

Dimensions est l’occasion pour Bo de composer à échelle plus grande qu’un quartet. Le résultat, 3 Haikus, s’est révélé difficile, même pour des musiciens de haut niveau. « Ce morceau n’est pas très riche au niveau des arrangements et n’est pas dans la tradition big band. C’est plus une question de chercher des couleurs. Il contient deux dimensions rythmiques : tu peux l’entendre en 4 ou en 5 car il y a deux pistes de batterie, une rapide et une lente. La piste lente a été jouée après et mise en boucle parce que sur la longueur on sentait qu’elle n’était pas assez stable. On n’a jamais réussi à trouver la bonne alchimie pour jouer ce morceau live, avec les deux dimensions. On va réessayer dans un projet futur, parce que ce n’est vraiment pas évident. »

Une des particularités de la dernière mouture d’Octurn est sa double rythmique : deux batteries, deux basses électriques et deux claviers. « Très souvent la musique que nous jouons est basée sur des compositions à
plusieurs niveaux rythmiques et harmoniques. L’idée d’une double section rythmique était de rendre ces différentes couches plus lisibles et de donner l’occasion de les faire entendre simultanément. Mais la grande difficulté d’un tel ensemble est de trouver un juste équilibre sonore. Nous avons abandonné l’idée d’une deuxième batterie mais nous continuons à jouer le plus souvent avec deux basses. »

© Jos L. Knaepen

En-dehors des studios d’enregistrements, Octurn a encore du mal à s’imposer. Une série de concerts programmés au Flagey leur permettra peut-être d’attirer plus de monde, même si la salle n’était pas très remplie lors du premier concert. « C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui suivent l’évolution du groupe, qui souffre d’une image d’avant-gardiste alors qu’on fait tout sauf de l’avant-garde. On ne fait peut-être pas la musique qu’on entend tous les jours dans les clubs de jazz, mais c’est loin d’être de l’avant-garde. On travaille avec des paramètres qui ne sont pas usuels mais il n’y a rien de chinois. Ce sont simplement d’autres manières d’entendre l’harmonie, les mélodies, le rythme.

« C’est génial qu’on puisse présenter notre travail à Flagey de manière plus régulière sous forme d’atelier. On a commencé en juin, ça va continuer avec des concerts en décembre et en janvier, puis de nouveau en juin prochain. Il n’y a encore rien de fixé, mais j’espère que ça va nous amener un nouveau public. Le groupe existe même sans public parce que la musique nous plaît, on ne fait pas de compromis. Dans notre dernier concert, il y avait de bons moments. On a essayé un nouveau morceau et on s’est planté royalement, mais c’est un work-in-progress, il n’y a pas de honte et c’est la preuve qu’on essaye de nouvelles choses. »

Les projets futurs ne manquent pas : un Octurn électronique avec Dré Pallemaerts au laptop qui doit aboutir à une collaboration avec un moine chanteur tibétain, ainsi que de nouvelles compositions de Pierre Van Dormael, Geoffroy de Masure et Guillaume Orti et un nouvel enregistrement courant 2004.

par Mwanji Ezana // Publié le 1er mai 2004
P.-S. :

Les albums d’Octurn sont disponibles chez De Werf