Chronique

Youn Sun Nah

Voyage

Youn Sun Nah (voc), Ulf Wakenius (g), Lars Danielsson (cb, cello, melodica), Xavier Desandre-Navarre (perc), Mathias Eick (tp)

Label / Distribution : ACT

Depuis So I Am en 2004, elle se faisait rare en Europe. Quelques concerts, mais pas d’album sauf ce Memory Lane qualifié de « pop project », paru en Corée en 2007 et resté inédit chez nous. Pour ce retour, Youn Sun Nah signe sur le prestigieux label allemand ACT et s’entoure de nouveaux camarades de jeu avec une instrumentation toute différente, sans piano. De nouvelles sonorités dominées, à première écoute, par la guitare d’Ulf Wakenius dont on comprend très vite ce qu’elle a de commun avec la voix de la chanteuse : même délicatesse, même précision dans les attaques, même large gamme de nuances.

Tout a déjà été dit sur Youn Sun Nah, sa justesse, son sens du tempo et sa maîtrise absolue des dynamiques, sa tessiture enviable et la souplesse avec laquelle elle tisse tout cela, sans autres cassures que celles qu’elle a décidées, pour l’expression. Il faut le redire et le redire, car à force de discrétion et d’élégance, elle serait capable de nous le laisser oublier.

Youn Sun Nah n’aime pas qu’on l’accompagne : elle préfère que l’on joue avec elle. Témoin les véritables dialogues qu’elle entretient avec la guitare dès le morceau d’ouverture, « Dancing With You », avec la contrebasse de Lars Danielsson sur « Calypso Blues », avec les percussions (y compris corporelles) de Xavier Desandre-Navarre sur « Please Don’t Be Sad »… sans parler de l’époustouflante démonstration de complicité virtuose entre la guitare et le chant sur l’acrobatique « Frevo » d’Egberto Gismonti, où l’une et l’autre font assaut de vélocité, d’attaques, de dynamiques, de sforzandi soudains suivis de fausses accalmies… Certes, elle improvise peu sur cet album mais sur ce morceau, c’est simplement renversant.

La moitié des titres sont de ses compositions, et l’on retrouve dans les thèmes la diversité, la plasticité dont elle fait aussi preuve vocalement : des ballades tendres (« Dancing With You », « Come, Come »), d’autres poignantes, presque tragiques (« Voyage », « Inner Prayer »), et cet ironique « Please Don’t Be Sad » où la très douce se révèle acerbe et tranchante. Aucune mièvrerie, ni dans les musiques, ni dans les textes, sensibles et profonds. Les autres morceaux sont des reprises, mais pas n’importe lesquelles : Nat King Cole (« Calypso Blues », où elle cavale brusquement sur une octave et demie et nous gratifie d’un trille sur un la bémol aigu, à vous tirer des frissons), Tom Waits (« Jockey Full Of Bourbon », puisqu’on vous dit que la mièvrerie n’a pas droit de cité ici !), Lars Danielsson (« The Linden ») ou le seul titre en français, « India Song » : la chanson de Carlos d’Alessio pour le film de Marguerite Duras ; elle est ici muée en valse lente, avec un arrangement somptueux où dominent le violoncelle pizzicato et… le silence, ce complice des vrais musiciens.

Loin de l’exhibitionnisme bling-bling, loin des impasses esthétiques d’un post-bop essoufflé, Youn Sun Nah trace un chemin bien à elle qui pourrait être l’une des voies du jazz vocal de notre temps. Elle en est, quoi qu’il en soit, l’une des plus belles voix.