Scènes

Tournai Jazz Festival 2014

Deux soirées qui ont fait le plein pour la troisième édition du Tournai Jazz Festival. Jef Neve, Youn Sun Nah, Viktor Lazlo et Avishai Cohen ont conquis un public très nombreux.


Décidément, les organisateurs du Tournai Jazz Festival font du sacré boulot. Et, au fil des ans, ils le font de mieux en mieux. Organisation, programmation, accueil, sonorisation : tout est parfait.
Avec sa troisième édition, on peut l’affirmer, ce festival fait maintenant partie des rendez-vous qui comptent. En invitant cette année le Billie Holiday de Viktor Lazlo, Jef Neve, Youn Sun Nah ou encore Avishai Cohen, il a visé juste : chaque concert affichait sold out. Une réussite qui fait du bien au jazz et à une région qu’on a trop tendance à sous-estimer sur le plan artistique.

Vendredi 7 février, dans le patio de la Maison de la Culture, c’est une ambiance « club », sensuelle et chaleureuse, qui accueille les premiers spectateurs. Sur scène, Elia Fragione offre un joli bouquet de standards (« Cheek To Cheek », « Night And Day », « God Bless The Child », mais aussi quelques reprises pop de belle facture (« Just The Two Of Us »). La chanteuse a un agréable filet de voix et est accompagnée par d’excellents musiciens, parmi lesquels on remarquera surtout Philip Bolten à la guitare. Les ballades se mêlent à la bossa et le public ondule légèrement avant de se diriger déjà vers la grande salle Jean Noté pour écouter le dernier répertoire de Jef Neve : Sons Of The New World.

Jef Neve © Jean-Charles Thibaut

Après avoir éclaboussé le petit monde du jazz belge avec quelques albums en trio (qui lui ont permis de franchir rapidement les frontières), et marqué le reste du monde en duo en compagnie du chanteur José James avec For All We Know, le pianiste Jef Neve se lance un nouveau défi : un trio augmenté d’un quintette de souffleurs (trombone, clarinette, cor, sax…). On connaît ses talents de compositeur (il a signé, par exemple, la musique du film « La merditude des choses » et a participé à celle de « The Artist »), ainsi que son parcours « classique » (avec le Brussels Philharmonic, entre autres). Sons Of New World est peut-être la synthèse de toutes ces expériences.

Tout d’abord, l’improvisation libre et un peu chaotique, dépeint un monde en recherche. Mais, comme souvent chez lui, l’optimisme revient vite à la surface et un lyrisme tout en puissance s’impose assez vite. Il y a dans son jeu une charge romantique, un toucher élégant et raffiné qu’il parvient toujours à transcender par un swing nerveux et sous tension. Il n’est pas rare qu’il se lève pour mieux plaquer ses accord, ou se tortille comme pour accélérer les successions d’arpèges. Il faut dire qu’il est poussé dans le dos par le drumming formidable du fidèle Teun Verbruggen et par la contrebasse puissante de Sean Fasciani. Il est aussi porté par des souffleurs en très grande forme, mais c’est sur les morceaux en trio seul que se manifestent le mieux sa puissance et la rage.

Dans cette grande histoire du monde actuel que nous conte Jef Neve, on croise nombre d’influences : le new orleans, la musique latine, le tango argentin, la musique orientale, parfois, voire contemporaine. Mélangé de la sorte, le monde selon Neve serait bien meilleur... Mais le pianiste n’est pas naïf, et la voix du saxophoniste ténor Michael Campagna (où l’on décèle des pointes rageuses à la David Murray) exprime bien les combats qui restent à mener. C’est avec beaucoup de charisme - didactique et ludique à la fois - qu’il fait passer ses idées, et le concert est dynamique, haut en couleurs, plein de rebondissements. Jef Neve n’a pas fini de nous surprendre.

A la pause, les artistes se mélangent au public et les discussions vont bon train. A Tournai, la convivialité n’est pas un vain mot. Il est bientôt l’heure de regagner la grande salle, toujours bondée, pour le spectacle suivant.

Viktor Lazlo © Jean-Charles Thibaut

Il faut être gonflé pour oser reprendre, entre comédie musicale et théâtre, les chansons et l’apparence d’une icône telle que Billie Holiday. Heureusement, la version qu’en donne Viktor Lazlo (aidée, pour l’écriture et la mise en scène, par E. E. Schmitt) évite les pièges avec grâce et intelligence. Lazlo n’imite pas, elle évoque. Elle reprend avec classe et justesse les grands thèmes de la diva. La voix est chaude, le chant posé et sûr. Dans un décor dépouillé et mouvant, de courts extraits originaux combinés à des photos d’époque définissent le temps et l’espace. Le reste est bien réel. Tout étant parfaitement rodé – le spectacle a déjà beaucoup tourné en Belgique et en France –, les automatismes peuvent faire place à l’improvisation. Car derrière Viktor Lazlo, il y a un vrai quartette (Michel Bisceglia au piano, Werner Lauscher à la contrebasse, Marc Lehan à la batterie et Nicolas Kummert au saxophone). Et ça envoie ! Les musiciens, autant acteurs que jazzmen, jouent un vrai rôle dans cette pièce à la fois émouvante et légère. Pour être respectueuse, l’évocation n’en ose pas moins prendre quelques distances, quelques libertés avec le modèle. Et c’est tant mieux. Billie aurait aimé.

Dans le patio règne l’effervescence de cette fin de première soirée déjà bien excitante, et ce n’est pas Daniel Willem et son Gipsy Jazz Band qui calmeront les esprits. Leur jazz manouche enflammé couvre le brouhaha. Ici, on boit, on se restaure, on rit et on parle ; certains écoutent, mais l’esprit est plutôt à la fête. Personne ne s’en plaindra.

Samedi 8 février, Toine Thys emmène plus de trois cents enfants déchaînés sur les rives tumultueuses du jazz avec sa Mélodie philosophale, un conte plein d’humour surréaliste auquel les petits de quatre ans accrochent autant que les grands enfants que nous sommes restés. Puis Ivan Paduart se présente en trio dans le sympathique amphithéâtre de la salle Lucas. Son habituel batteur Hans Van Oosterout lui ayant fait faux-bond à la dernière minute, c’est Mark Schilders qui tient les baguettes. Philippe Aerts, quant à lui, est toujours fidèle au poste derrière sa contrebasse. On connaît la formule, mais il faut admettre que Paduart cultive ce beau jazz avec beaucoup de panache et juste ce qu’il faut d’originalité. Il nous entraîne ainsi, au gré de « Crush », « Ibiza » ou « Lila », dans un beau voyage, dont le but est la recherche de la mélodie. Tantôt tristes, tantôt joyeux, ses thèmes chantants recèlent toujours de petits moments agréables d’insouciance. Entre les trois musiciens, la musique circule avec aisance et chacun trouve de l’espace pour improviser sans s’éterniser. Un certain esprit evansien flotte dans la salle.

Youn Sun Nah © Jean-Charles Thibaut

Devant l’entrée de la grande salle, la foule se presse pour assister à la première grosse attraction de la soirée : Youn Sun Nah. La chanteuse sud-coréenne entre enfin en scène, seule, une sanza entre les mains. A cappella, elle entame « My Favorite Things ». Quelques minutes de pureté et de chants irréels. Tonnerre d’applaudissement. Ou comment mettre d’emblée huit cents personnes dans sa poche. La suite est de la même eau, et le public subjugué. Youn Sun Nah viendrait-elle d’une autre planète ? Avec son groupe, venu la rejoindre (Ulf Wakenius (g), Vincent Peirani (acc) et Simon Tailleu (cb)), elle refaçonne « Hurt » de Nine Inch Nails comme personne, puis nous livre un sensible « Uncertain Weather » avant de nous présenter les musiciens. La voix est timide, douce, très ténue. Elle susurre presque, comme si elle voulait protéger ses cordes vocales. Il faut dire qu’elles sont soumises à de fameuses acrobaties. Inflexions, cris et souffles trouvent magnifiquement leur chemin entre les aigus et les graves. La justesse est éblouissante. On pourrait craindre l’exercice de style ou la performance, mais tout ici est au service des mélodies et de la musique. Bien sûr, il y a « Momento magnifico », qui laisse à peine le temps à la chanteuse de respirer. Le scat et les onomatopées s’enchaînent à toute vitesse et avec précision. Dans une chorégraphie étrange, elle dessine dans l’air les notes qui montent et descendent, se bousculent et s’accumulent. L’accompagnement assuré par Wakenius est extraordinaire. Le son mat de sa guitare met en valeur la voix. Mais n’oublions pas la présence lumineuse de Vincent Peirani qui, au-delà d’un jeu éblouissant et inventif, injecte régulièrement de subtiles notes humoristiques. Son accordéon respire (« Ghost Riders In The Sky »), sifflote (« Empty Dreams ») ou pleure (« Arirang »). Après une heure et demie de rêve, le public est debout, enthousiaste, les applaudissements n’en finissent plus. Youn Sun Nah elle-même ne semble pas y croire.

Le temps de reprendre ses esprits, de se frayer un passage vers le bar et d’écouter d’une oreille distraite Electrophazz, jazz électro de très bon niveau qu’il faudrait revoir dans un autre contexte pour réellement l’apprécier, le public rejoint en masse la salle Jean Noté pour le deuxième temps fort de la soirée : le trio d’Avishai Cohen.

Avishai Cohen © Jean-Charles Thibaut

Là non plus, on ne sera pas déçu. Si la musique d’Avishai Cohen est bourrée d’influences et de souvenirs musicaux de ses origines, elle est aussi construite sur une énergie toute new-yorkaise. Dès le début du concert, il met la barre très haut et pousse le curseur du groove à fond. Boostés par une rythmique - Nitai Hershkovits au piano et Daniel Dor aux drums - qui ne manque pas de punch, les trois premiers morceaux déboulent à la vitesse de l’éclair. Ébouriffant sur « Ani Aff » - phrasé limpide, toucher net -, Hershkovits parvient à faire sonner chaque note malgré le tempo délirant et les enchaînements bluffants.

Derrière ses fûts, Daniel Dor n’est pas du genre à calmer les choses. Frappe sèche, pulse démentielle, ses solos sont époustouflants de vigueur et de musicalité. Le jeu est foisonnant, les idées fusent de toutes parts. Avishai Cohen peut en profiter pour développer ses mélodies et ses thèmes aussi acérés que ciselés. La musique est tendue, très mouvante, pleine d’histoires. Les solos sont plus explosifs les uns que les autres. Mais malgré la puissance de ces trois jazzmen, rien ici n’est monolithique.
Après plus d’une heure et demie de concert intense, le public refuse de les laisser partir. Debout, il applaudit à tout rompre. Le trio revient une fois, deux fois, trois fois : le beau chant simple et profond de « Morenika » calmera un peu la salle.