Chronique

Ingrid Laubrock

Monochromes

Ingrid Laubrock (ts,ss), Harry Bertoia (sonambient sculptures), Jon Irabagon (ss), Zeena Parkins (elec harp), Tom Rainey (d, perc) + invités

Label / Distribution : Intakt Records

Cet enregistrement marque une avancée dans la carrière d’Ingrid Laubrock. Il y a tout d’abord cette masse sonore qui, progressivement, envahit l’espace pour déboucher ensuite sur les dialogues des instrumentistes. La saxophoniste allemande a parcouru du chemin depuis son arrivée en Angleterre il y a trente-cinq ans, où elle bénéficia des conseils avisés de Stan Sulzmann. Elle s’est installée aux États-Unis depuis 2008 et, avec ce disque, elle reflète ses impressions depuis Brooklyn en compagnie des musicien·ne·s qui interviennent à ses côtés.

Deux formats distincts nourrissent cette musique : au quartet Monochromes qui donne son titre à l’album, composé d’Ingrid Laubrock, Jon Irabagon, Zeena Parkins et Tom Rainey, l’enregistrement datant d’août 2022, viennent s’ajouter des enregistrements datant de février 2020 à février 2022, comprenant Nate Wooley, Adam Matlock, JD Allen, David Breskin ainsi que Tom Rainey et Ingrid Laubrock. Les différents collages n’altèrent en rien la matière sonore, ils s’intègrent dans l’unique pièce de l’album d’une durée de seulement 39 minutes.

La mise en scène des sculptures sonores inventées par Harry Bertoia témoigne du génie de cet homme qui fut mondialement connu au XXe siècle pour avoir créé ses chaises au design inédit, en particulier la fameuse Diamond Chair. Ce succès a en revanche complètement occulté le talent protéiforme de cet Italien immigré aux États-Unis, qui devint professeur de la Cranbrook Academy of Art de Bloomfield Hills en 1937 aux côtés d’Eliel Saarinen. Le principe habituel de ses sculptures sonores fait appel aux vibrations de bandes de métal de différentes épaisseurs. Après avoir initié son travail sur les différentes sections qui parcourent Monochromes, Ingrid Laubrock s’est chargée d’intégrer les bandes enregistrées des improvisateurs additionnels. Elle se consacre d’ailleurs à la pratique des sculptures sonores en trio avec JD Allen et David Breskin. L’hétérogénéité des divers matériaux métalliques utilisés, les différentes longueurs de tiges ainsi que les diverses épaisseurs des lames produisent des sonorités profondes, quasi solennelles. La musique reflète tout d’abord une exploration temporelle. C’est aux alentours de dix minutes que les sons des saxophones surgissent et s’amplifient ; les tensions s’installent, huit minutes passent encore puis une salve électrique éclate. Le déploiement de réverbérations précipite les notes des instrumentistes dans l’urgence.

Ingrid Laubrock a fait jaillir la lumière. Alors que le calme se réinstalle progressivement, peu avant le dénouement de l’œuvre, les paroles de Harry Bertoia qui décrivent ses sculptures sonores, La Voix du vent, prennent tout leur sens. La boucle est bouclée.

par Mario Borroni // Publié le 4 février 2024
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