Sur la platine

Phonogram Unit : un pour tous, tous pour un

Présentation en musique du label portugais Phonogram Unit.


En 2020, le saxophoniste José Lencastre crée à Lisbonne en compagnie de quatre autres musiciens amis (le contrebassiste Hernâni Faustino, le batteur Vasco Furtado, le guitariste Jorge Nuno et le pianiste Rodrigo Pinheiro) le label Phonogram Unit qui compte aujourd’hui quinze références. Le label publie principalement les projets de ses créateurs autour d’une musique expérimentale, improvisée et électro-acoustique. Retour sur quelques albums marquants.

La première référence du label, Vento, est l’œuvre du trio composé de José Lencastre, Hernâni Faustino et Vasco Furtado. Sortie le 4 septembre 2020, il s’agit d’une session d’enregistrement qui date en réalité de 2018. Une chaleureuse rencontre musicale entre trois musiciens habitués des joutes improvisées. Lencastre, comme à son habitude, furète dans les aigus, y développe un langage à la fois personnel et sous influence (on entend parfois des vapeurs de Konitz) ; il se fait lyrique et presque langoureux à certains moments. Faustino sculpte l’harmonie avec opiniâtreté et gourmandise. Quant à Vasco Furtado, il est très à son avantage tout au long de la session. Un beau disque, frais et roboratif.

Au printemps suivant paraît Kinetic Études, un disque en duo piano / marimba, enregistré par Rodrigo Pinheiro et Pedro Carneiro. Six pièces baptisées « études », comme autant d’expérimentations sonores. Elles sont assez longues, ce qui laisse le temps à la musique d’advenir. Résonance, vitesse, énergie, espace, impact, silence sont quelques-uns des paramètres sur lesquels influent les deux musiciens. Cela donne une musique riche et variée, finalement très percussive, qui laisse entendre, au-delà des qualités instrumentales des deux protagonistes, l’étendue des registres de ces deux instruments ainsi que leur grande proximité langagière.

En juillet de la même année, c’est Hernâni Faustino qui y va de son album avec un solo de contrebasse (son premier) baptisé Twelve Bass Tunes, dans lequel il sculpte le silence avec beaucoup de passion et d’abnégation. Prolifique contrebassiste autodidacte passé par le rock, il est depuis plus de trente ans la clé de voûte de nombreux projets made in Portugal mais pas seulement : témoin ses collaborations avec Lotte Anker, Elliott Levin ou John Butcher. Ces douze brèves compositions (en moyenne proches des trois minutes) jouées aussi bien pizzicato qu’à l’archet, reflètent bien la musique de Faustino, tantôt rêche et sauvage, tantôt plus mélodique et ancrée dans la pulsation.

Pour la première parution de l’année 2022, le label sort l’album d’un groupe tout neuf hyper.object composé des « anciens » Rodrigo Pinheiro, Carlos Santos (électronique), Hernâni Faustino et de deux petits nouveaux, le trompettiste João Almeida et le batteur João Valinho. L’album s’intitule inter.independence et se situe dans la veine de l’improvisation libre. Le son d’ensemble se distingue toutefois des canons du genre, grâce notamment aux trilles électroniques de Carlos Santos qui apportent relief et aspérités à la musique, faisant sortir ces improvisations de sentiers parfois trop rebattus. João Almeida confirme qu’il est bien un des trompettistes du moment.

Au même moment sort le nouveau projet de José Lencastre baptisé Common Ground, enregistré avec un quintet inédit formé à l’occasion d’une série de concerts à Lisbonne. Carlos Zingaro est au violon, Clara Lai au piano, Gonçalo Almeida à la contrebasse et João Sousa à la batterie. Ici la musique se fabrique dans l’instant ; elle circule avec beaucoup de fluidité, dense et fragile à la fois. Le dialogue permanent entre Lencastre et Zingaro est remarquable. On écoutera également le jeu d’une grande profondeur de la pianiste catalane Clara Lai.

À l’automne suivant, c’est le batteur João Lencastre, frère de José, qui publie Safe In Your Own World avec son nouveau groupe. Leo Genovese est au piano, Drew Gress à la contrebasse et Pedro Branco à la guitare. Les compositions de Lencastre sont très diverses : l’album alterne morceaux vifs et acérés et ballades vaporeuses et bancales. La guitare cabossée et épileptique de Branco fonctionne souvent comme un grain de sable qui vient dérégler la belle mécanique des fluides d’un trio emmené par le piano liquide de Genovese. Un album atypique.

Les trois dernières parutions du label Phonogram Unit sont des albums en trio sortis le 3 février dernier. Le trio SPOS existe depuis 2018. Il est composé de José Lencastre, du bassiste Miguel Petruccelli et du batteur serbe Aleksandar Škorić (entendu notamment avec John Dikeman). Au fil de cinq longues improvisations, la musique prend son temps, s’étire, louvoie dans de longs crescendos enflammés. La rondeur et l’acidité de la basse électrique de Petruccelli, alliées au jeu puissant et très dynamique de Škorić, forment un tapis sur lequel Lencastre peut développer ses idées sans peine. Celui-ci s’en donne à cœur joie, tantôt s’époumonant dans les aigus, tantôt ferraillant autour d’un motif, tantôt encore soufflant une mélopée languide avec virtuosité et tendresse. Un vrai bon disque de free jazz bien trempé et une belle rencontre entre trois musiciens particulièrement généreux.

Linae, du trio João Almeida, Rodrigo Pinheiro et Vasco Furtado est un trio qui balance entre moments éruptifs et passages plus introspectifs. La configuration trompette, piano, batterie est assez inhabituelle mais dégage un charme certain. Les timbres se marient à merveille. Le jeu véloce et très direct du trompettiste trouve dans le piano versatile de Pinheiro un contrepoint idéal. L’absence de contrebasse est compensée par la formidable main gauche du pianiste qui fouille les harmonies. Furtado est, comme à son habitude, toujours juste, s’effaçant par endroits, laissant le champ libre à ses compagnons pour mieux surgir et accompagner, à d’autres moments, leurs propositions. Là aussi une très belle rencontre.

Enfin, Sameer est l’œuvre d’un trio inédit : Felice Furioso à la batterie et aux percussions, Jorge Nuno à la guitare électrique et Felipe Zenicola à la basse. C’est la première fois que ces trois musiciens jouent ensemble. Bien leur en a pris car leur entente fonctionne. Dans des ambiances électriques, le groupe nous sert une musique brute et tordue, aux ambiances post rock marquées. Autour de la guitare sous effets de Nuno et de la basse dense et profonde de Zenicola, leur propos parfois bruitiste et minimal, parfois animal et rentre-dedans, séduira autant les adeptes des musiques improvisées que ceux des musiques actuelles et amplifiées.