Chronique

Ahmad Jamal

Marseille

Ahmad Jamal (p), James Cammack (b), Herlin Riley (dm), Manolo Badrena (perc)

Label / Distribution : PIAS

Du mythe sur du mythe. On savait Ahmad Jamal conteur d’exception. Depuis sa retraite annoncée il y a peu, on le disait entré dans la légende. Avec ce nouvel album, il fait désormais œuvre mythologique.
Son art du jazz, plus que jamais évident, fait écho aux ressorts inconscients des peuples des notes bleues : échos créoles de la Nouvelle-Orléans dans le drumming de Herlin Riley (des roulements de caisse-claire en veux-tu, en voilà), murmures de Pittsburgh dans un jeu de piano plus que jamais inspiré de Erroll Garner, fantômes de rythme échappés des feulements de la contrebasse (saluons ici le retour du grand James Cammack), chants de la nature venus des percussions de Manolo Badrena. Parce que celui que l’on a pu surnommer l’Architecte est plus ici un chef d’orchestre qu’un soliste entouré de simples accompagnateurs.

Le thème donnant son titre à l’album conjugue ces divers aspects dans une ritournelle d’éternité teintée d’impressionnisme : en maître des silences, Ahmad Jamal propose un portrait de la métropole méditerranéenne entre ombre et lumière, chaleur et froideur, explosion de sensations colorées. La version instrumentale jongle avec les codes du jazz, entre mélopée mineure et réminiscences funky. Les douces envolées de piano magnifient la prosodie du slameur Abd-Al-Malik sur une version vocalisée impressionnante. Il fallait oser convier ce dernier pour un disque empruntant son nom à l’une des capitales du rap (on n’ose dire hexagonal). Manifestement, le poète soufi s’est prêté au jeu des intentions spirituelles de l’Américain. Et de rappologie il est question jusque dans le jeu de percussion de Manolo Badrena : cet ancien de Weather Report déroule un flow sans pareil ! Remixez-moi ça !

C’est dans ce tropisme phocéen que réside l’autre dimension mythologique de « Marseille ». Tout se passe comme si Ahmad Jamal se hissait au niveau du roman « Banjo » de Claude McKay (1926) : cette narration littéraire de la question noire et des débuts du jazz dans la ville s’inscrit au panthéon des figures tutélaires de la ville : Gyptis, la princesse ligure, la mère mythologique et Protis, le marin grec, le père.
Donnant une nouvelle version de son thème « Baalbeck », il rappelle l’universalité du fondouk méditerranéen que partagent la ville libanaise et la ville « française ». Cet art du métissage se retrouve dans le jeu pianistique, entre inclinations trempées dans la musique classique et clins d’œil jazz-rock (Ha ! cette citation extraordinaire du « Jean-Pierre » de Miles Davis sur une version anthologique du gospel « Sometimes I Feel Like A Motherless Child » : quel hommage au trompettiste qui reconnaissait Jamal comme son maître !).

On laissera aux exégètes de l’œuvre jamalienne le soin de comparer la nouvelle version de « Autumn Leaves » avec celle du Live At The Pershing enregistrée il y a… 60 ans ! Gageons pourtant que l’introduction proposée fera florès dans les jam-sessions, tant elle est évidente, pleine d’humour et d’amour.
D’amour, il en est question dans la version de « Marseille » chantée par Mina Agossi qui fait œuvre de blues-woman (il)légitime, ce qui lui sied davantage que le statut de diva dont l’affuble le maestro. Quant aux autres titres, la fragilité feinte de « Pots en Verre » (composition des années soixante-dix), avec son superbe contre-chant à la contrebasse, le dispute à la langueur prononcée de l’émouvante ballade « I Came To See You ».
On l’aurait croisé au détour de Belsunce, remontant la Canebière, qu’on ne l’aurait pas reconnu, dans la foule des migrants. Et pourtant, avec « Marseille », c’est bien une ode homérique qu’il nous offre : Ahmad Jamal, le mythe errant…

par Laurent Dussutour // Publié le 22 octobre 2017
P.-S. :

Avec : Abd-Al-Malik (voc), Mina Agassi (voc)