Tribune

Claude McKay, le Jazz et Marseille

Claude McKay de Harlem à Marseille : un documentaire et un spectacle.


Voici bientôt un an que le film de Matthieu Verdeil, « Claude McKay, de Harlem à Marseille » est projeté dans quelques salles d’art et d’essai de la région provençale. Consacré à la mémoire de l’écrivain et poète d’origine jamaïcaine Claude McKay, ce documentaire dévoile aussi des pans essentiels de la culture phocéenne contemporaine, autrement dit de jazz. Car l’écrivain, se retrouvant à Marseille au mitan des années vingt, coucha sur le papier l’un des premiers témoignages sur l’émergence d’un jazz canaille autour du Vieux Port dans son roman « Banjo » (1929). Qui plus est, le réalisateur s’associe avec le comédien-lecteur, saxophoniste et flûtiste, Lamine Diagne, pour une transposition scénique de l’esprit des lieux tel que l’envisageait l’auteur afro-américain, dans une perspective résolument contemporaine.

Couverture de l’édition originale de « Banjo »

Le documentaire « Claude McKay de Harlem à Marseille »

Le film est un bel objet artistique, ne serait-ce que par respect pour l’œuvre littéraire et poétique de son sujet. L’usage pertinent de fondus-enchaînés entre les textes en anglais et les performances musicales live, permet notamment à la lecture du blues archaïque « Shake That Thing » [1] de prendre vie, en même temps que les mots de l’auteur. Le séquençage clipesque de la lecture d’un poème sur fond d’images de la Harlem Renaissance [2] en est une autre illustration. Le recours au split-screen est également le bienvenu. Il permet d’établir un parallèle entre la musique originale du groupe Big Hop Swing & Friends [3], composé de quelques musiciens de jazz les plus en vue de la place de Marseille (mention spéciale à Lamine Diagne, qui, en plus d’être un redoutable saxophoniste et flûtiste, est aussi un lecteur d’exception de l’œuvre de McKay), et des plans d’archives de la ville où l’auteur écrivit le roman « Banjo ». « J’ai réuni un groupe pour les lectures parce qu’on avait besoin d’un jazz plus planant, plus contemporain, qui soit davantage dans une narration passive que dans un répertoire d’époque », déclare ainsi le récitant-musicien.
Matthieu Verdeil projetait de faire ce film depuis une quinzaine d’années et la présence d’un répertoire de jazz original, filmé avec une caméra portée, est l’un des procédés originaux de son travail. On est loin d’une simple « bande-son ». « Quand j’ai obtenu le soutien du consulat des Etats-Unis pour la réalisation, dit-il, j’ai voulu intégrer une musique qui fasse référence au répertoire de 1925, mais qui soit aussi actuelle, dans le même esprit avec des musiciens qui ne se connaissent pas a priori, qui font la fête, qui boivent des coups ensemble… et qui jouent aussi, évidemment ! ».

Affiche du film © A7Productions

Cette jam-session peu ou prou dirigée par Lamine Diagne, filmée en pleine pandémie de COVID-19, donne la sensation d’une présence musicale rare à l’écran, comme une immersion festive qui restitue joyeusement le propos du roman originel. Signalons que les musiciens interprètent également ces standards de l’époque que sont « Shake That Thing » ou « Harlem Shuffle », dont il est question dans « Banjo ». « Le reste est écrit sur place, comme une après-midi bénie où l’inspiration coulait de source », précise Lamine Diagne. Le réalisateur leur parle de la naissance de McKay en Jamaïque ? Le groupe se lance sur un mento [4]. Par tous ces procédés, il évite l’écueil d’une patrimonialisation à outrance de l’œuvre poétique et romanesque de l’auteur, la rendant plus accessible que jamais par une approche sensible dans l’instant.

Comment mettre à l’écran une œuvre et une vie aussi foisonnantes que celles de Claude McKay ? Le réalisateur explore les ressorts de la créativité de ce dernier à l’aune des pans de sa biographie. Le séjour à Marseille, évidemment, occupe une place non négligeable dans ce documentaire : la caméra s’attarde, entre autres, sur un cliché d’un jazz-band archaïque, avec McKay lui-même (il n’était pas musicien mais fréquentait volontiers ce milieu interlope, dans les bistrots comme dans les maisons de tolérance), devant un bouge du quartier de La Fosse [5]. Le tout sur fond de lecture et de rappels du contexte par des experts en littérature caribéenne (dont Hélène Lee, grande experte du reggae également) ou plus généralement afro-américaine, voire même jazz. « Claude McKay, c’est celui qui nous permet d’affirmer que Marseille est la ville jazz par excellence », déclare Raphaël Imbert, interviewé dans le documentaire. Sans oublier la présence d’un prolétariat métissé dans le port provençal. [6]

Flyer pour une soirée « Harlem Marseille » © Mairie du Premier Arrondissement de Marseille

La portée politique de la vie et de l’œuvre du romancier et poète n’est pas ignorée. De sa jeunesse jamaïcaine où il décide de devenir une voix-des-sans-voix pour le prolétariat insulaire, à sa vie à New-York où il ne cesse de pourfendre le racisme (en particulier à travers le poème « If We Must Die » [7]), en passant par son séjour dans l’Union Soviétique naissante (il fut véritablement une icône black pour les bolchéviks mais dut fuir le stalinisme), jusqu’à sa dénonciation littéraire du racisme français vis-à-vis des noirs issus des colonies… sans ignorer sa liberté sexuelle assumée [8].
Le film nous montre bien que Claude McKay fait œuvre de combat littéraire et poétique pour l’émancipation du genre humain, le jazz jouant une part significative dans cette dernière.

Le spectacle « Kay, lettres à un poète disparu »
On n’en doute pas, le spectacle « Kay, lettres à un poète disparu » en restituera des vibrations. Matthieu Verdeil et Lamine Diagne sont en effet à la manœuvre pour la mise en scène d’une création issue de leurs travaux filmiques, dont l’aboutissement est prévu pour l’été 2023. Conçu comme une correspondance « convoquant un défunt », selon le second, qui écrit des textes originaux pour l’occasion, il s’agira d’un « concert augmenté », avec des musiciens issus du jazz (Ben Rando au piano, Wim Welkers à la guitare, Christophe Licontang à la contrebasse, Jérémy Martinez à la batterie), mais aussi d’univers connexes, comme le hip-hop (la mise en espace sonore a été confiée à un membre du collectif Chinese Man).

Logo du spectacle « Kay »

Les compositions auront volontiers une « forme urbaine » et des improvisations seront créées à partir de témoignages du quotidien de Marseillais filmés par Mathieu Verdeil, de dockers notamment - les protagonistes de « Banjo » vivant principalement sur les quais -, de femmes et d’hommes du quotidien qui se prêtent à la réalisation de boucles musicales et visuelles. Le réalisateur tient à ce que le spectacle multimédia aborde des thématiques contemporaines en écho à l’œuvre du romancier, comme le colonialisme ou les migrations – dans le roman, McKay faisait se rencontrer des Noirs issus de l’Afrique colonisée, des Antilles, ou encore des États-Unis. Sans oublier la grande liberté qui faisait tout le sel de l’œuvre du poète et romancier. Soutenu par Marseille Jazz des Cinq Continents, Jazz à Porquerolles et la ville de Martigues, le projet prendra également la forme d’un livre-disque édité par le label « Maison Bleue ». [9]

« Shake that thing » donc ! Qu’elles soient filmiques, scéniques ou discographiques, ces propositions sont emplies de l’esprit, sinon la lettre, d’un écrivain par qui le jazz est advenu à Marseille, et, quelque part, au monde !

par Laurent Dussutour // Publié le 11 décembre 2022
P.-S. :

[1On pourra lire à ce sujet l’article d’Emmanuel Parent.

[2Mouvement artistique d’émergence d’une culture afro-américaine émancipée, littéraire, musicale et plastique, dont Mc Kay fut l’un des chantres au début des années 1920.

[3Ce groupe s’est produit en public pour une soirée Harlem Marseille le 29 août 2021.

[4Musique rurale jamaïcaine, l’une des sources du reggae.

[5Situé sur la rive Nord du Vieux-Port, ce quartier réservé fut rasé par les nazis, qui l’appelaient « la verrue de l’Europe » du fait de son cosmopolitisme, en 1943… avec la bénédiction des édiles locaux

[6Le film donne la parole à Moussu T, alias Tatou, membre de Massilia Sound System, qui avait produit le spectacle « Zou ! Shake That Thing » en 2009, avec la jazzwoman new-yorkaise Arlee Leonard. Le répertoire était composé de chansons marseillaises de l’entre-deux-guerres et de blues, ainsi que de titres de Moussu T & Lei Jovents.

[7Poème consacré aux émeutes de 1919, au cours de laquelle des centaines de noirs furent lynchés lorsque, suite à la première guerre mondiale, ils réclamaient l’égalité des droits après avoir été en première ligne lors de la grande boucherie européenne.

[8S’il n’existe pas à proprement parler de biographie officielle de McKay, les exégètes de son œuvre, comme Armando Coxe, entre autres préfacier du dernier roman de celui-ci, « Romance in Marseille » (Héliotropismes, 2021), s’accordent généralement pour prendre comme source principale son autobiographie « Un sacré bout de chemin » (André Dimanche, 2001 pour la version française).

[9On peut suivre le développement de ce projet sur https://www.facebook.com/a7prod7/