Scènes

Jazz à Vannes 2014

La cité morbihannaise accueille pour la 35e année le festival Jazz à Vannes. Son tout nouveau directeur, Vincent Mahey, avait pour mission d’en faire une édition éclatante.


La cité morbihannaise accueille pour la 35e année le festival Jazz à Vannes. Son tout nouveau directeur, Vincent Mahey, avait pour mission d’en faire une édition éclatante. Il avait donc les moyens de proposer à la fois des têtes d’affiches américaines populaires et des groupes moins connus, mais tout aussi talentueux.

En arrivant à mi-parcours, on entend parler des concerts précédents, comme le trio de Sandra N’Kaké avec Thomas de Pourquery en invité à l’Auditorium des Carmes, l’Uberjam de John Scofield au Jardin de Limur, ou Gregory Porter, reparti ravi d’avoir découvert le Breizh Cola, concurrent sérieux de la firme américaine.

Le 31 juillet, une scène dédiée au piano fait salle comble. Le trio de René Urtreger avec Yves Torchinsky à la contrebasse et Eric Dervieu à la batterie joue une série de standards et de compositions du pianiste. Celui-ci, malgré ses décennies de concerts et de rencontres, est aussi impressionné par la scène qu’un débutant. Il est touchant de trac. Mais une fois au piano, il prouve une fois encore que son jeu et sa musique portent soixante années d’héritage du jazz aussi facilement que le vent porte une plume. Il s’agit ici du jazz classique, chantant, celui des standards, des clubs. Et c’est avec humilité et simplicité qu’il en raconte l’histoire. En rappel, Chick Corea qui doit se produire ensuite, monte sur scène pour un quatre mains impromptu. Moment d’extase pour le public.

René Urtreger trio © Michael Parque

La grande scène du Jardin de Limur est en plein air, très végétale et les gradins montent en flèche pour atteindre une jauge de 1 600 places, toutes occupées pour le duo Corea - Stanley Clarke (à la contrebasse) Ce dernier concert d’une longue tournée est très rodé, très en place ; grand succès populaire.

Les concerts commencent à 17h30, ce qui permet de découvrir la ville. Le quartier médiéval compte un nombre impressionnant de maisons à colombages et encorbellements, très bien conservées. La cathédrale, qui date essentiellement du XVe et XVIe siècle, regorge de trésors patrimoniaux. Les remparts de la vieille ville, aux trois-quarts intacts, forment les méandres d’une magnifique promenade vers le port, où se trouve la scène du Tremplin. Tous les jours, devant un aréopage de musiciens et de journalistes, des groupes sélectionnés tentent de décrocher le prix dans telle ou telle catégorie, et le chèque qui y est associé. Un bon cru, à en croire les membres du jury.

L’Auditorium des Carmes est très étroit, tout en longueur et en hauteur, sans doute idéal pour le chant ou les instruments acoustiques. Mais Magic Malik et son Tranz Denied, produit d’une recherche élaborée à la Ville Médicis, y est trop à l’étroit. Le dispositif spécial comprend deux ordinateurs (DJ Oil et Gilbert Nouno), un batteur Hubert Motteau coiffé d’un casque audio pour n’entendre que le mixage sur lequel il frappe (fort), et Malik Mezzadri qui, devant un pupitre chargé, joue de claviers, d’ordinateurs, de sa voix, de ses flûtes et de toutes sortes d’objets électroniques. Le son devient vite un handicap, le public assis ne pouvant remuer sur cette musique dansante tandis que les murs et le plafond s’amusent, sans concertation, à provoquer des effets d’échos et de résonances inutiles. Dommage.

Le festival et la ville sont connus pour leur accueil chaleureux. Cependant, il ne faut pas oublier d’aller faire un tour à pied le long du golfe du Morbihan, aux limites de la ville, voire de prendre un bateau pour l’une de ses nombreuses îles.

Le dernier grand soir au Jardin de Limur propose un double plateau énergique. Le trio de la saxophoniste Céline Bonacina surprend tout le monde. Avec une rythmique décapante composée d’un fantastique bassiste, Olivier Carole et d’un batteur très inventif, Hary Ratsimbazafy, elle emmène le public en voyage. Tantôt funk, tantôt maloya, imagée, douce et lyrique, cette musique met en valeur une saxophoniste généreuse et inventive qui fait surtout preuve de sa singularité au baryton. Olivier Carole a également marqué les esprits, y compris celui de Reginal Veal, le bassiste américain qui, en coulisse, commentait chacune de ses prouesses avec l’oreille attentive du collègue impressionné.

Ahmad Jamal quartet © Michael Parque

Le groupe suivant, qui clôt le festival en ce qui concerne la grande scène, est la cerise sur le gâteau : une salle archicomble applaudit à tout rompre le quartet d’Ahmad Jamal. A peine assis, le batteur Herlin Riley et le bassiste Reginald Veal lancent le groove. Deux temps suffisent, deux coups de cymbales, deux notes de basse, et c’est tout l’univers du pianiste qui explose. Pas une seconde de répit dans ce concert marathon. Cet immense musicien a construit une architecture particulière tout en ruptures de rythmes, de tempos, d’harmonies. Une musique pleine de blues et de groove, dansante. Le percussionniste Manolo Badrena ponctue avec humour et accessoires les phrases de Jamal, surenchérit aux timbales, bongos et congas aux drives hyperactifs de Riley. Veal est un pilier harmonique, mais sait se transformer en chanteur lors d’un solo plein d’autodérision. Quant à Ahmad Jamal, l’âge ne lui permet plus toutes les excentricités ; aussi s’amuse-t-il à jouer à cache-cache avec les mélodies et les harmonies. Dès que, au détour d’une phrase, d’un accord, il reconnaît des éléments communs à un standard, il le cite. Ses morceaux, déjà kaléidoscopiques dans leur structure, deviennent en plus des « poupées russes » de thèmes. Il retombe sur ses pieds avec la décontraction et le sourire des grands maîtres. Le public en redemande, et aura droit à deux rappels, dont une version magnifique de « Blue Moon. » Sourire aux lèvres, le petit homme s’en va tranquillement, en saluant autour de lui : Take care.

L’ultime concert a lieu dans une chapelle (et Vannes n’en manque pas). Il s’agit d’une rencontre inédite entre Andy Emler à l’orgue, Laurent Dehors à la clarinette basse et le sonneur de bombarde, régional et star de l’étape André Le Meut. Si Dehors et Emler se connaissent depuis plus de vingt ans, ce n’est pas le cas du joueur de bombarde, pour qui la rencontre date de quelques heures.

Andy Emler, Laurent Dehors et André Le Meut autour de l’orgue. © V. Mahey

Le programme consiste en un duo orgue et vents, sur des musiques d’Andy Emler et quelques thèmes venus d’ailleurs. Depuis sa résidence à Royaumont et son travail sur les Cavaillé-Coll, Andy Emler a développé une approche technique et musicale de l’instrument qui lui permet d’en tirer des sons étonnants. Laurent Dehors n’est pas en reste, qui utilise lui aussi un jeu de vents digne d’un orgue : saxophones soprano et ténor, clarinettes basse et contrebasse et en mi, cornemuse… A eux deux - aidés par la résonance de la grande chapelle et ses trois secondes de réverbération - ils assurent un spectacle à deux dimensions, musicale et physique. Les graves provoquent une onde stationnaire qui bourdonne comme si le bâtiment lui-même chantait, vrombissante au point qu’on la ressent physiquement.

Après une série de morceaux aux éclats inouïs et à la dynamique épiscopale, André Le Meut les rejoint pour une reprise transgressive d’un traditionnel breton. La bombarde transperce les limbes organiques et le son pur, sans harmoniques, se répercute sur chaque colonne. C’est prodigieux. Si les Bretons sont secoués par cette version peu catholique d’un hymne célèbre, l’improvisation qui suit enfonce le clou. Le Meut et Dehors se passent la balle. Il faut entendre la bombarde dans le registre suraigu et granuleux, car ce n’est pas chose facile. Mais Le Meut s’en amuse et les trois musiciens sont ravis.

Ainsi s’achève Jazz à Vannes 2014. Une belle édition, qui a connu le plus fort taux de fréquentation de l’histoire du festival. Un pari réussi pour Vincent Mahey qui, perfectionniste, a déjà beaucoup d’idées pour l’année prochaine afin d’inscrire encore davantage le festival dans la cité, ne pas se contenter des scènes, travailler sur le festival off, entre autres…