Sur ce nouvel enregistrement chez Intakt, on est bien forcé de reconnaître une parenté avec le précédent disque d’Aki Takase pour le label suisse, Two for Two. Ce dernier, en duo avec Han Bennink, posait les bases du travail que la pianiste effectue sur My Ellington, dirigé vers l’épure et l’abstraction. Et même si l’album semble moins réfléchi, s’il obéit davantage aux circonstances (une commande de Kulturradio, appartenant à la Rundfunk Berlin Brandenburg), il n’en faut pas moins y voir un diptyque.
Epuré, My Ellington l’est encore plus que Two for Two : c’est un disque enregistré en solo, sans aucun artifice. Takase s’y approprie l’héritage du Duke en revisitant grands titres (« Caravan », « It Don’t Mean A Thing (If It Ain’t Got That Swing) », « I Let A Song Go Out Of My Heart ») et compositions moins connues (« Ad Lib on Nippon », « Battle Royal »), tout en ajoutant, au centre, une composition originale, « Lotus Pond ». Bien sûr, certains titres brillent aussi par leur absence, comme le célèbre « Mood Indigo ». Le projet de l’Allemande s’éclaire à la lumière de ces absences. Ce disque n’est pas une compilation de compositions d’Ellington interprétées par Aki Takase, mais bien un portrait personnel du compositeur américain, à la fois cubiste et impressionniste, exécuté par une pianiste dont le portrait apparaît en creux.
C’est donc un Ellington inattendu que cet album donne à entendre : un Elligton pas tellement swing, plus Sixties que roaring Twenties (Aki Takase préfère « Take the Coltrane » à « Take the A-Train »), très intériorisé et, comme on l’a vu, impressionniste et cubiste en raison de la brièveté des titres et de leur caractère fragmentaire. Des thèmes célébrissimes, Takase ne garde généralement qu’un squelette, qu’elle exécute sans fioriture ni ornement superflu. Elle en désarticule les phrases d’ordinaire si fluides, en brise les lignes mélodiques, insère ici et là des dissonances. Ainsi, étrangement, My Ellington est un disque « monkien », tout comme l’était déjà Two for Two. Ou plutôt, on a constamment l’impression que Takase interprète les interprétations que Monk a données d’Ellington. Ne vous fiez donc pas à la simplicité apparente de ce disque : derrière l’épure, ce sont plusieurs strates temporelles, plusieurs moments de l’histoire du jazz qui se superposent dans ces titres de quelques minutes et que Takase fait resurgir sur son clavier. Pour ne rien gâter, elle y atteint constamment l’excellence.