Chronique

Angelica Sanchez

A Little House

Angelica Sanchez (p, toy piano)

Label / Distribution : Clean Feed

Les musiques improvisées ont la vertu de pousser les musiciens dans leurs derniers retranchements. Il faut proposer une voie sans prendre les idées des autres à contresens, atteindre un but recherché mais non défini quitte à emprunter le chemin des écoliers, écrire d’une encre qui ne marque pas un texte sans cesse réinventé, chamboulé par les aléas des échanges et des obstacles sans cesse dressés par ses partenaires.

Rompue à cet exercice, la pianiste Angelica Sanchez a l’habitude de se frotter à la fine fleur des improvisateurs modernes, de Tony Malaby à Wadada Leo Smith en passant par Marc Ducret. C’est sûrement parce qu’elle sait si bien communiquer avec les autres que son travail d’introspection dans ce piano solo sonne si juste, le dialogue avec elle-même ayant été préféré au monologue parfois imposé par cet exercice. On entend dans son jeu une volonté farouche de ne pas céder à la facilité, de construire patiemment des scènes aux structures difficilement identifiables, jouant sur des alternances de climats et de densités plus que sur une suite logique de thèmes écrits et de soli. Elle balaye d’ailleurs d’un geste engagé toute velléité de joliesse dès les premières secondes du disque, en grattant vivement les cordes de son piano. Son amour sera passionné mais pas caressant. Elle commence par aller au fond de son instrument pour aller au fond d’elle-même, fait table rase des attendus pour laisser place à l’inouï.

C’est pourtant, après l’écoute de ce disque merveilleux, la sensibilité d’Angelica Sanchez que l’on garde à l’esprit. Derrière les cassures rythmiques, les ostinatos marqués d’un toucher lourd dans le registre grave, la sinuosité du phrasé, les silences embarrassants et les déferlements incontrôlables, il y a l’amour - l’amour si fort des gens que l’on apprend à connaître, qui préfèrent aux déclarations doucereuses les non-dits qui en disent long.

Chargée d’une pudique émotion, cette musique bouleversante emprunte autant à la contemporanéité d’un langage toujours plus improvisé qu’à la syntaxe rigoureuse et travaillée de la musique dite classique, mais c’est avant tout l’expression personnelle d’une artiste en pleine possession de ses moyens que donne à entendre A Little House. Si la maîtrise technique laisse pantois, c’est la capacité qu’a la pianiste à déjouer ses propres pièges qui fascine. Elle n’y va pourtant pas de main morte, et engage son propre discours sur des chemins aux issues improbables. Elle trace son itinéraire en se projetant au-delà de sa musique, sans se soucier – apparemment du moins - des éventuels écueils que la complexité de ses mouvements harmoniques ou de ses choix rythmiques semblent semer sur son chemin. L’intention n’est de toutes façons pas d’ordre formel ; elle relève plutôt de la démarche spirituelle - c’est une sorte de mise à plat par la musique des différents états qui nous habitent tous tant que nous sommes. Sanchez parvient à confronter la gravité des préoccupations adultes à l’insouciance enfantine, l’assurance dont nous faisons parfois preuve et les doutes qui n’ont de cesse de nous assaillir, les instants sereins et la précipitation que la vie nous impose, l’ordre et l’éparpillement. Le tout en privilégiant une large gamme de nuances, au détriment de contrastes trop marqués. Chaque morceau porte donc sa part d’ombre et de lumière, et la musique nous parvient par flux entremêlés d’optimisme et de colère, de douceur et de mélancolie. Avec, au final, la délicieuse sensation de n’avoir été bercé que par la justesse d’un propos qui sait concilier raffinement et intensité émotionnelle.