Scènes

Novarajazz, aux marches des palais

Le festival italien du Piémont tient la corde, entre concerts exigeants et rassemblements populaires, petits comités et foules bigarrées.


L’arrivée à Novara se fait par les rizières qui produisent le fameux riz italien carnaroli ; immédiatement on aperçoit de loin l’incroyable Duomo qui surplombe la plaine. Une escalade de colonnes et de coupoles qui semble ne pas finir, surmontée enfin par un immense Christ doré. On ne plaisante pas avec les symboles ici. Novara est une ville moyenne d’Italie dont le centre historique est fait en grande partie de rues couvertes par des galeries en arches, sources d’ombre et de fraîcheur, et qui compte un grand nombre de ces hôtels particuliers construits autour d’une cour carrée - arborée la plupart du temps - le palazzo.

C’est dans l’un de ces palais, le Broletto, que la scène principale est montée. Entourée de quatre façades élégantes, la scène comme le public semble à l’abri du reste du monde, mais pas des moustiques. Ici, parce que les financeurs du festivals souhaitent que les concerts profitent aux habitant.e.s, l’entrée est libre. La cour de ce palais sera régulièrement pleine d’un public très familial, pas forcément super attentif, mais qui apprécie le programme.
D’une manière générale, le festival est très inscrit dans la ville, par l’utilisation de lieux privés et publics, par la présence très visible de drapeaux et autre signalétique, par un taux de remplissage très honorable, y compris pour les propositions artistiques d’avant-garde. Il semble que les Piémontais.es aiment le jazz d’avant-garde !

Rob Mazurek © Novarajazz

Le festival court sur une dizaine de jours et les derniers présentent quelques belles propositions internationales autour notamment du cornettiste et chef d’orchestre Rob Mazurek qui assure plusieurs prestations différentes, ainsi que le saxophoniste américain Joe McPhee qui joue deux fois.
C’est le Rob Mazurek Exploding Star Orchestra qui sert de trame à ces trois derniers jours avec des propositions diverses des membres du groupe, séparément, puis le concert tous ensemble. On a pu entendre ainsi le vibraphoniste Pasquale Mirra en solo dans la cour du Musée Ferrandi, dans un espace où la résonance sert le propos qui joue fortement de la dynamique. Il utilise de nombreuses percussions et artefacts pour développer un discours qui alterne entre structures évidentes et improvisations débridées. Les quelque cinquante personnes présentes s’en sont régalées.

Un trio issu du Exploding Star Orchestra se produit plus tard dans la cour du Palazzo Natta : Rob Mazurek (cornet et électronique), Damon Locks (électronique, voix, textes et danse) et le percussionniste Mauricio Takara. Le palais en question abrite aujourd’hui la préfecture et les services de la province, comme le rappelle la personne du service historique de la ville qui, avant chaque concert, contextualise les lieux.

New Future City Radio © Novarajazz

Les trois musiciens, juchés sur une haute estrade, vont jouer le projet New Future City Radio (qui fait l’objet d’un disque chez International Anthem.) en faisant fi des conventions et de la torpeur qui règne à midi dans la ville italienne ensoleillée. On se croit en voyage, dans une voiture aux vitres ouvertes et à la radio poussée à fond, traversant les USA, de zones industrielles en réserves indiennes, grands espaces et urbanités politiques. Mazurek psalmodie, joue de la flûte, percussionne tandis que Locks bondit et rebondit sur la scène. Cette musique post-industrielle aux textes poétiques se veut le reflet d’une colère, celle contre l’inaction et l’injustice.

Le Palazzo Bellini accueille ensuite deux musiciennes de l’orchestre, la flûtiste Nicole Mitchell et la pianiste Angelica Sanchez pour deux soli. Le palais appartient à la banque populaire de la ville et vient d’une grande famille de planteurs de riz du piémont. Nicole Mitchell, tout sourire, reçoit au préalable la distinction remise chaque année par le festival à un et une musicien.ne, la clé d’or. Puis elle se lance dans un solo de flûte devant un public qui, cherchant l’ombre, s’est réparti autour de la cour, à l’ombre des colonnes. Alternant les flûtes et les techniques du jazz et des musiques du monde (double langue, quotement, parlé-joué, etc), elle s’aide aussi d’effets électroniques qui permettent de passer de mélodies aériennes à des frottements rythmiques et percussifs. La musicienne semble danser avec les notes.

Angelica Sanchez © Novarajazz

Elle est suivie sans transition par la pianiste Angelica Sanchez qui, à peine assise, plaque les accords. Avec une technique solide et classique, elle développe son improvisation à partir d’un noyau mélodico-rythmique en expansion. La musicienne se renforce dans les médiums et les graves pour une assise forte. Et quand sonnent les cloches des mille églises de la ville, elle s’en empare de suite pour insérer leur musique dans la sienne. Magistral.

Avant un dernier concert le dimanche, qui réunit Mazurek, Takara et Chad Taylor (Chicago/Sao Paulo Underground), cette fois c’est l’orchestre au complet qui se produit sur la grande scène principale du Palazzo Broletto. L’Exploding Star Orchestra joue la musique de son deuxième album en nonette. L’orchestre joue devant un public familial qui vient d’assister au concert des étudiant.e.s en musique de la ville. Outre des enfants bourrés de sucre et des moustiques affamés, on trouve des gens attablés au restaurant qui borde un côté de la salle, des fans de jazz au premier rang et des curieux.ses de tout poil. L’orchestre envoie fort une musique très percussive (trois sets de batterie et percussions et un vibraphone), avec un traitement électronique permanent, de la voix et des cris et des mélodies acidulées. Une pulsation imparable et permanente émane de la contrebasse en fusion d’Ingebrigt Håker Flaten. La musique écrite est dirigée par Mazurek qui module et malaxe la partition en fonction des moments et de l’inspiration. Cette orchestration en ruptures, en passages très groove puis aériens, avec un cliquetis permanent, rappelle l’énergie folle qui émanait du Groove Gang dans les années 90’s pour celleux qui se souviennent. Le public est vraiment conquis et imposera un bis. En hommage à la trompettiste membre de l’orchestre récemment disparue, on entend Nicole Mitchell crier « jaimie ! jaimie branch ! » par-dessus la musique.

Autre invité de marque, le saxophoniste Joe McPhee, vient jouer deux concerts. Le premier comme invité du trio du trompettiste Gabriele Mitelli avec les impayables John Edwards (b) et Mark Sanders (d). Le concert se déroule dehors, à l’ombre d’une ruine de rempart dans la cour du château de Novara. Le free jazz à l’air libre a l’air libre. Debout et alerte, Joe McPhee fait face à Mitelli, assis à la table où trône un set complet d’électronique qu’il alterne avec la trompette. Il peut aussi mixer en direct les instruments de ses compagnons. La paire britannique gronde et s’amuse de leur liberté et complicité. McPhee joue peu mais chaque intervention est magistrale. Le public est réparti sur l’herbe, affalé sur une série de coussins réalisés par un artiste de la ville (Acidpillow), concentré et heureux.

Joe McPhee © Novarajazz

Mais c’est lors de son solo dans la petite et décorée Chiesa del Carmine que Joe McPhee fera la meilleure impression. Également récipiendaire d’une Clé d’or 2023, le saxophoniste revient à la scène après quelques déboires personnels qu’il lui faut surmonter. Il est fébrile à l’idée de ce solo. Aussi invoque-t-il John Coltrane, via l’élégie prononcée par James Baldwin qu’il déclame dans la nef avant d’emboucher son ténor et de faire rugir les murs et les vitraux. Point de lieu moins sacré qu’une église pour invoquer Coltrane et les mânes des musiques libres. McPhee prêche les convaincu.e.s et la réverbération du bâtiment lui donne mille fois raison. Souffles soutenus, grognements et saturations, cris et chuchotements, la palette est infinie pour le musicien et son tableau. Il déambule, se cabre et termine sous un tonnerre d’applaudissements. Ému, il pleure. Et avec lui une partie du public.

Le festival a présenté d’autres groupes dans d’autres endroits typiques, comme la Galleria Giannoni pour un solo du contrebassiste Adam Pultz-Melbye, l’église San Giovanni Decollato sur l’orgue baroque duquel le Britannique Veryan Weston a improvisé un long solo d’une traite, avec des sortes de ritournelles de carrousel qui terminent en explosions de textures. Et sur la grande scène centrale, des propositions européennes accessibles comme l’orchestre EABS meets Jaubi, un mélange jazz-Pakistan, l’ensemble belge Flat Earth Society Orchestra ou le trio italien Torino Unlimited Noise. Parmi les découvertes, une trompettiste membre de l’orchestre de jeunes Erios Junior Jazz Orchestra, Camilla Rolando - à peine 20 ans et déjà un son unique et une imagination débordante.

Street Novara Jazz © Novarajazz

Sans oublier les fins de soirées tardives avec des sets de DJ, les vitrines des magasins, en ville, thématisées « jazz » qui arborent instruments et objets liés à cette musique ou les concerts de jazz dans les rues de la ville, un peu partout, comme une grande fête de la musique.
Novara a déjà accueilli la conférence annuelle de l’Europe Jazz Network et cette vingtième édition du festival vient confirmer son statut de festival européen, actif et réactif. L’idée de décerner une Clé d’or chaque année à des musicien.ne.s renforce également son rayonnement. La programmation mérite vraiment le détour !