Entretien

Ann O’aro, les mots du corps

Entretien avec la chanteuse, autrice et compositrice au sujet de ses textes et musiques.

© Samuel Malka

Son entrée fracassante dans le monde du jazz n’est pas le fruit du hasard. Des années à forger sa personnalité d’expériences en expériences, des rencontres avec quelques mauvaises et bonnes personnes, des voyages… le chemin qui a mené Ann O’aro sur les scènes subventionnées du circuit jazz français n’est pas aussi linéaire et habituel que celui qu’empruntent les musicien·ne·s qui sortent du conservatoire et se distinguent dans les nombreux concours et tremplins qui jalonnent le territoire musical hexagonal.
La musicienne, aujourd’hui autrice et chanteuse de textes engagés, coupants et très personnels, revient sur ces années de (re)construction qui l’ont façonnée.
De fait, ses premiers pas - au chant, accompagnée uniquement d’un percussionniste et d’un tromboniste - ont marqué les esprits. L’instrumentation inhabituelle produit une sonorité unique, toute personnelle et envoûtante. Les textes et leur contexte intime sont autant de stries de souvenirs qui rendent la mémoire de ses concerts indélébile.
Ann O’aro est maintenant membre du projet Lagon Noir en compagnie de musiciens bien établis, et cette nouvelle étape lui permet non seulement d’affirmer ses qualités de musicienne et d’artiste, mais aussi de présenter une autre facette musicale, hors de son propre univers de maloya revisité. Il n’y a rien de mieux pour avancer que de sortir des sentiers battus sur lesquels plus rien ne pousse.

Ann O’aro © Florence Le Guyon

- Concernant un certain tropisme réunionnais, pouvez-vous expliquer la graphie O’aro et d’où vient ce nom ?

Porter un nom et se l’approprier sont deux choses bien différentes.
Qu’on l’écrive O’aro, Waro ou autre, ce nom s’écrit officiellement Hoarau ou Hoareau. L’orthographe choisie par Danyèl Waro, chantre du maloya, est l’une des trois graphies du créole réunionnais, la plus proche de ses valeurs d’émancipation, le KWZ.
Hoarau est mon nom de jeune fille, héritage de mon père. Lorsque j’ai choisi un nom pour porter cette parole autour de l’inceste, j’ai choisi de garder le sien qui porte l’identité complexe d’une mixité entre le sang des colons et celui des esclaves. Porter son nom, c’est aussi me reconnaître comme sa fille, à la fois dans l’horreur et la fierté de l’être. L’inceste est rempli de paradoxe : on aime notre bourreau, pas par masochisme, mais parce qu’on ne peut exister en dehors de lui, il nous a formatée pour ça.
En revanche, j’ai eu besoin de me recréer une identité pour porter ce nom, dans sa graphie, en évoquant un ailleurs, un alter. Je l’écris O’aro, avec ce « O » rond et doux mais forme intrinsèque du cri, ainsi que le mot « Haro ». O’aro c’est « crier haro », l’essence même de ma parole. Anne s’est retrouvée amputée de son E terminal à la fois par goût et pour témoigner de cette amputation de moi-même et d’un refus de prothèse.
Ann O’aro, donc.

- Vous évoquez l’inceste dans votre réponse. Il fait partie de l’histoire de votre vie, dont vous témoignez dans vos premiers albums et dans les entretiens que vous avez donnés.

L’inceste est au cœur des textes de mes deux premiers albums, ils en sont la matière principale. Je ne veux pas renier ce travail bien que je tienne à surtout parler de musique. Je ne peux pas faire comme si ce thème n’y était pas. Mais il est important de nommer l’inceste comme un système, comme on pourrait le faire du patriarcat ou de la décolonisation. Je ne renie pas cette parole mais je tiens à éviter d’attirer des questions intimes ou personnelles.

- Quel a été votre parcours avant le premier disque ?

J’ai été tatoueuse au Québec puis j’ai vécu de la musique de rue et des arts du feu en Europe avant de rentrer à la Réunion où est né le besoin d’écrire et d’expérimenter la scène. J’ai présenté une pièce chorégraphique sur l’inceste et le suicide : Ave Maria Euthanatesaï pour trois danseuses et un crâne de bœuf. La bande-son se passe dans la tête du père incestueux devant le choix de passer une corde à son cou. Cette expérience m’a beaucoup travaillée et cela m’était insupportable de voir l’engouement pour cette proposition mais des lendemains vides parce que cela n’avait rien changé au monde.
Alors j’ai écrit pendant des mois en ayant honte de dire ces mots à haute voix. Puis des mélodies me sont venues, qui m’ont permis de faire entendre sans rougir, sans imposer, en douceur presque, ces mots-là. J’ai donc commencé à chanter.

- Comment s’est faite cette rencontre déterminante avec Philippe Conrath (label Cobalt, festival Africolor) qui vous a permis d’enregistrer ce premier disque ?

Quand j’ai rencontré Philippe, je n’avais pas de répertoire. Toutes les portes auxquelles je frappais avec mes mélodies en disant que j’entendais le rythme du rouleur (percussion du maloya), se fermaient sur les mots « Ce que tu chantes n’a pas de rythme, on ne peut rien mettre là-dessus ». Or, je l’entendais, ce maloya, dessous et dedans, mais effectivement mon placement est différent des maloyeurs traditionnels. Et cette façon de se placer m’a obligée dès le départ à rechercher un entourage plus jazz, improvisé.

Philippe a fondé Africolor en 89 et a toujours soutenu des passerelles entre musiques improvisées et traditionnelles. Lorsque il m’a entendue la première fois dans un kabar (rassemblement de danseurs et joueurs de maloya), c’était une scène ouverte dans les hauts de l’île - pattes à terre dans la poussière, une cinquantaine de musiciens et danseurs. J’ai chanté une chanson que je n’avais pas encore terminée.

Ann O’aro © Florence Le Guyon

Cette chanson l’a convaincu parce qu’il était persuadé que j’avais déjà un groupe et un répertoire. J’ai donc écrit, au fil des rendez-vous avec lui, les chansons du premier album. Un jour, il fallait 10 minutes de musique à lui présenter, l’autre fois 25… jusqu’à avoir un répertoire de 45 minutes. Il m’a démasquée à ce moment-là : il a compris que j’écrivais en fonction de la demande.

Même a cappella, mon chant est porté par ces percussions, le rythme toujours le même dans ma tête, subliminal.

J’ai fait quelques scènes seule avec un percussionniste puis on a monté cette résidence par le biais du festival Africolor avec Fanny Ménégoz, Julien Rousseau et Jean-Didier Hoareau. Philippe connaissait Julien pour avoir impulsé le bruit du [sign] - dans lequel il jouait, fruit de la rencontre entre des danseurs traditionnels éthiopiens et des musiciens jazz comme Nicolas Stephan et Sébastien Brun. Julien lui a conseillé Fanny pour la flûte traversière. Jean-Didier était garant du rythme maloya. La consigne était de remettre du souffle, ce côté organique de la danse - l’essoufflement - dans notre vision du maloya. Garder le côté percussif, traiter les soufflants comme des percussions fragilisées par l’effort et l’endurance de l’exercice. Même a cappella, mon chant est porté par ces percussions, le rythme toujours le même dans ma tête, subliminal. Le chant s’étirant comme une ligne de vie, funambule, au-dessus des saccades des peaux, des cris, des tôles et des bambous.

- Est-ce que la musique improvisée - le jazz et ses acteur·rice·s - vous était déjà familière ?

Je n’ai jamais appris la musique improvisée mais à chaque fois que je la côtoie, elle correspond à ma façon de ressentir la musique, de suggérer le cadre ou de l’abandonner, mais surtout de m’exprimer, de discuter. Ça tient à la fois du monologue intérieur et du partage intime ou viscéral. J’aime les instruments bruitistes qui hurlent, grincent, dégueulent ou agonisent. J’aime ces distorsions de la tonalité, ces sons glissants.

- Vos premiers disques reposent sur un répertoire très dépouillé, avec une base percussive, quelques incises mélodiques et le texte et la voix prédominants. Pouvez-vous expliquer cette instrumentation et ce besoin d’air dans la musique ?

Le propre d’une culture est de normaliser des rapports, d’imposer un cadre et des limites. Dans l’inceste, la culture est celle de la confusion des limites, du secret, du dénigrement, de l’objectivisation. Que le cadre apparaisse est un danger, les lignes et les règles doivent rester insidieuses et régulées par la peur, la honte et la culpabilité. L’écriture et la composition m’ont appris qu’il existe des règles dont on peut jouer sans danger, qu’on peut afficher, transformer et réinventer. J’ai donc écrit un cadre dans lequel les harmonies sont cachées, mouvantes, furtives et où les mélodies interviennent et s’estompent, se contorsionnent. Où le rythme est parfois suggéré et où le silence, seul, se sculpte à découvert. Je sais qu’un concert est réussi quand le silence dans la chanson « Kap kap » - qui intervient à la suite du trombone qui hurle une mélodie pour couper la parole au chant - est dense, long, habité par toute la salle. C’est un moment clé, pour vérifier si le public est avec nous, si le pari de les emmener avec nous a été tenu. C’est un silence oppressant et plein d’attente.

Ann O’Aro © Balint Hrotko / BMC

- Le projet est en cours d’évolution, quelle sera sa couleur ? plutôt rythmique, improvisée, harmonique… ?

Dans la suite du projet, on est quatre. Et j’ai accepté de révéler une harmonie comme on le fait d’un secret, de déshabiller les tabous de l’enfance, de n’avoir parfois même plus de textes derrière lesquels me cacher, de laisser la fragilité s’exprimer du bout des doigts ou dans la langue. Choisir comment s’habiller est plus difficile que de se mettre à nu.
La suite, « BLEU », c’est l’apport harmonique du piano - réminiscence de l’enfance. Brice Nauroy nous rejoint avec ses machines modulaires pour prolonger la radicalité d’une musique raclée à l’os et développer un nuancier où le trombone de Teddy Doris peut à la fois s’épancher de son phrasé emphatique et claquer ses mouches bourdonnantes. Bino Waro tabasse ses percussions autant qu’il les fait grincer ou chanter. Improvisations et déconstructions tonales étayent régulièrement un paysage musical au relief cinématographique. « BLEU » sera harmonique, mélodique, tonal et atonal, rythmique et arythmique, improvisé et parfois bruitiste…

Jeter des sorts, cracher et balancer les corps, je le fais bien en créole.

- Concernant vos textes, le créole vous permet de les chanter de façon souple, musicale avec une scansion instrumentale et des fins de phrases qui sont souvent jetées, voire crachées, comme on jette un sort !

Jeter des sorts, cracher et balancer les corps, je le fais bien en créole oui. Cependant, j’écris autant en français qu’en créole et aussi en anglais. Il y a une facilité dans le créole - avec ses mots courts, percussifs et ses accents - à l’hybrider à la percussion et à le frapper dans ses codes. Mon chant doit beaucoup à cette langue. Je crois que l’identité du chant d’Ann O’aro est fortement liée à cette diction particulière et à ce rapport au monde généré par le créole.

Marcel BALBONÉ, Valentin CECCALDI, Quentin BIARDEAU, Ann O’ARO © Samuel Malka

- Un nouveau répertoire va être publié en novembre, Lagon Noir. Comment s’est-il monté et quel est son propos ?

C’est le resurgissement de Valentin Ceccaldi et Quentin Biardeau dans mon parcours. Je les ai rencontrés à mon premier concert parisien à l’Atelier du Plateau, il y a plusieurs années. On s’était alors échangé de bons mots sur cette musique toute naissante qui leur parlait. Nous avons renoué avec cette proposition Lagon Noir, accompagnés de Marcel Balboné qu’ils connaissent très bien.
C’est une histoire de désir. Ce sont des musiciens exceptionnels. Valentin a une force de proposition indéniable et compose des mélodies très belles et efficaces. Agile et inébranlable, c’est un roc à la basse. Quentin passe du clavier au chant, tout en se saisissant d’un sax à la fois hurlant et murmurant. Ses interventions me galvanisent ou me morcellent instantanément. Marcel est au chant, au koundé et aux percussions. Son jeu me semble familier, son chant portant des mémoires communes. Ce projet me permet d’ouvrir ma façon de chanter et de me placer dans le rythme. Je m’y sens très bien, dans un écrin, des repères calqués sur des codes communs.

- Quelles parts de politique et de poésie imprègnent les textes de Lagon Noir ?

Les couleurs de Lagon Noir m’offrent une grande liberté. C’est la poésie qui prime, empreinte de grands espaces, d’eaux profondes et houleuses. J’entre dans les propositions d’ambiances ou de mélodies et je me laisse porter. Ma partie des textes est en créole, en français, en québécois, en langue des signes… Marcel écrit aussi, en bissa ou en mooré. Il y a de l’improvisation et des phases d’intensité dans les échanges entre la voix et le saxophone. Si certains textes peuvent avoir une dimension politique, c’est bien la force des images et de la poésie qui domine.