Entretien

Kresten Osgood, un partenaire particulier

Le batteur danois raconte son parcours étonnant et ses rencontres avec les grands maîtres du jazz.

Photo : Kirill Polonsky

Leader d’un quintet débridé qui affiche complet à Copenhague, le batteur Kresten Osgood est aussi une référence pour de nombreux musiciens américains avec qui il joue, au Danemark ou aux USA. Pilier de la scène jazz local, il est connu pour son humour corrosif, son encyclopédisme de « nerd » dès qu’il s’agit de l’histoire du jazz et son jeu précis et très à l’écoute. Kresten Osgood est à l’aise dans toutes les configurations de scène et c’est un plaisir que de le suivre d’un groupe à l’autre, comme au Copenhague Jazz Festival 2021 où il s’est produit à vingt reprises, comme un serial player.

Kresten Osgood © Hreinn Gudlaugsson

- Vous êtes reconnu comme un batteur tout terrain, à l’aise dans tous les styles de musique. Est-ce que cette définition vous convient ?

Je me considère comme un musicien libre. Je veux dire par là que j’aime jouer n’importe quel style de musique. Je peux swinguer ou jouer de façon très abstraite. Je joue aussi du piano et d’ailleurs cette année je sors un disque réalisé à l’orgue Hammond.
Je suis à l’aise dans tous les styles, mais je veux que ma musique reflète clairement mon style.

- Quelle part accordez-vous au piano et aux claviers ?

Je joue du piano depuis aussi longtemps que je joue de la batterie. Mais jusque récemment, j’étais moins confiant au piano parce que je le pratiquais d’une manière différente, moins concentrée et avec davantage de domaines que je ne maîtrise pas.
Pour la batterie, j’ai toujours été très sérieux et méthodique dans ma pratique.
J’utilise le piano pour composer mais je commence à donner des concerts en trio et au piano, parce que ces deux dernières années j’ai beaucoup amélioré mon jeu et que je souhaite me faire davantage connaître en tant que pianiste.

- De quelle manière avez-vous pratiqué ? Qu’attendez-vous d’un tel instrument ?

Pendant de nombreuses années, lorsque je pratiquais le piano, je n’avais pas de plan. Donc, d’une certaine manière, je recommençais à chaque fois que je travaillais… ce qui implique une lente progression. C’est un peu comme si vous marchiez sur la glace avec un bandeau sur les yeux… vous avancez avec beaucoup de précaution parce que vous ne savez pas où vous mettez les pieds. Mon manque de discipline a rendu mon jeu plus timide, alors qu’à la batterie, j’étais très à l’aise et j’avais une vision et de l’ambition dès mon plus jeune âge.
En tant que pianiste, mon objectif pendant longtemps a été d’impressionner les gens avec mon jeu. Je voulais qu’ils disent : “Oh, c’est un batteur mais il peut jouer des trucs au piano !”. Évidemment, c’est complètement débile de penser comme ça. Donc un jour, je me suis pris entre quatre yeux et j’ai décidé de résoudre ces problèmes sur le piano et mon jeu s’est vraiment amélioré, en deux ans.

Le duo est très comparable à des choses que nous connaissons dans d’autres aspects de la vie.


- Votre discographie est foisonnante et comprend de nombreuses collaborations avec des musiciens américains. Comment se sont faites ces rencontres avec – par exemple - Sam Rivers, Oliver Lake, Paul Bley, John Tchicai… ?

Je rêvais depuis longtemps de jouer avec Sam Rivers et j’ai obtenu ses coordonnées par l’intermédiaire de Jason Moran, qui est un ami. J’ai simplement appelé Sam et lui ai faxé la musique que je voulais enregistrer et nous avons passé trois jours incroyables à New York ensemble, en buvant du vin et en fumant beaucoup d’herbe.

J’ai rencontré Oliver Lake en 2002. Je lui ai demandé s’il accepterait d’enregistrer quelques duos avec moi dans le cadre d’un projet personnel que j’avais, qui consistait à enregistrer des duos avec les maîtres pour que je les étudie afin d’améliorer mon langage d’improvisateur. J’ai fait des enregistrements avec John Tchicai, Derek Bailey, William Parker, Tim Berne et depuis, je me suis construit une bibliothèque d’enregistrements. Pratiquement rien n’est édité, mais j’ai des duos avec John Tchicai , Eliot Cardinaux, Sam Rivers, William Parker, Tim Berne, Herb Robertson, Jerome Cooper, Karen Borca, Keny Millions, Oliver Lake, Paul Bley, Derek Bailey, Ned Ferm, Steve Beresford, Wadada Leo Smith, Warren Smith, Ladonna Smith, Ts Hawk, Louis Moholo, Ed Thigpen, Jesper Thilo, Ran Blake, Lars Göran Ulander, Signe Emmeluth, Martin Philadelphy, Michael Blake, Per Henrik Wallin, Luther Thomas, Jakob Kullberg et Sunny Murray.

- Pourquoi cette conversation musicale « one to one » est-elle si importante pour vous ?

Chaque configuration a des propriétés différentes. Le duo est très comparable à des choses que nous connaissons dans d’autres aspects de la vie. Le défi est d’aller en profondeur, au-delà du niveau de la conversation… J’ai beaucoup appris de Paul Bley à ce sujet. Il m’a dit : « Chaque fois que je joue… ne joue pas ! ». Évidemment, ce n’est pas ce qu’il voulait vraiment dire. Mais il voulait dire : « Ne fais rien qui ne doive absolument être fait. Ne te contente pas de jouer avec moi. » Cela m’a ouvert des horizons plus larges concernant l’exercice du duo. Et les gens avec qui j’ai travaillé en duo avaient des philosophies très différentes : pour certains, la communication est très importante ; pour d’autres, il est plus question de la forme et pour d’autres encore, c’est un niveau spirituel au-delà de l’interaction humaine.

Kresten Osgood © Soren Osgood

Pour revenir au sujet, Oliver Lake a été extrêmement généreux et une amitié a commencé. Nous avons joué pas mal au cours des ans… fait 4-5 tournées en Europe et avons joué ensemble aux Etats-Unis avec Michael Gregory Jackson. Il a publié notre quartet avec John Tchicai et Jonas Westergaard sur son label Passin Thru et j’ai un album studio entier de ce groupe qui attend juste d’être publié, si seulement j’avais l’argent…

Paul Bley était une personne formidable et très complexe et malgré tous ses petits tours et ses taquineries, je le considère comme un bon ami très franc avec moi et qui m’a beaucoup appris… le jour où j’écrirai mes mémoires, je consacrerai un chapitre entier à Paul car il m’a fait une forte impression et a changé ma vie.

J’ai eu la chance de collaborer avec de nombreux grands maîtres.


Une autre personne qui a changé ma vie était Yusef Lateef. J’ai fait deux disques avec lui et joué un spectacle au Tivoli à Copenhague. Je lui ai également rendu visite et j’ai vu Cooper-Moore, John Russell, Alan Silva, Masabumi Kikuchi, Dr. Lonnie Smith, Roscoe Mitchell, Andrew White, Ran Blake, Akira Sakata, Herb Robertson, Wadada Leo Smith et tant d’autres dans le studio où il produisait des disques, c’était tout simplement hallucinant ! C’était le producteur le plus créatif que j’ai jamais vu. Ses choix artistiques étaient toujours guidés par des connaissances et une étude approfondie, mais il pouvait aussi être très drôle. C’était un maître qui pouvait évoquer tous les sentiments qu’il souhaitait en jouant un seul son.
J’ai eu la chance de collaborer avec de nombreux grands maîtres. Je n’ai pas le temps de parler de chacun d’entre eux, mais je mentionnerai Jerome Cooper, un des musiciens les plus inspirés et intenses que j’aie jamais connus et John Tchicai, avec qui j’ai beaucoup travaillé pendant les 20 dernières années de sa vie.

- Votre approche musicale est très généreuse, à la fois dans le jeu et l’attitude, l’humour, mais aussi dans la transmission. Vous parlez beaucoup au public. D’où vient ce besoin de parler, cet appétit pour la pédagogie et surtout ce recul humoristique permanent ?

Oh, ça change beaucoup ! Il y a des concerts où je ne parle pas du tout au public. Dans mon quintet, j’ai tendance à faire des blagues au micro. Je pense que c’est parce que dans ce groupe, le répertoire est choisi avec beaucoup de soin et qu’il y a beaucoup de choses à dire. Mais je suis quelqu’un de communicatif et je profite parfois de la scène comme d’une tribune pour faire une déclaration politique ou pour éveiller ou surprendre les gens. Je fais aussi des conférences, et de la radio où je parle beaucoup, évidemment.

je passe beaucoup de temps à étudier les diverses expressions du jazz et de la musique en général


- Ne pensez-vous pas que tout artiste devrait être politique ?

Pour citer Steve Lacy : Tout est politique ! Le fait même de faire de l’art et de choisir de s’exprimer par l’art à la place de toutes autres choses possibles dans la vie, est politique. Je crois que chaque artiste doit faire son choix quant au degré de politisation dont il a besoin. Parfois, je me montre très pragmatique et je parle d’un politicien en particulier, mais parfois je ne fais rien. Si quelque chose a une importance, elle recoupe la politique… Louis Armstrong, Ellington, Miles… ils étaient politiques, qu’ils aient essayé de l’être ou pas à travers leur art.

Kresten Osgood © OhWeh

- En entendant votre quintet, on sent une filiation avec l’énergie des Jazz Messengers et celle des orchestres de Mingus, Kirk et même Monk. La force enthousiaste. Quel est votre rapport à cet héritage ?

J’entends quatre artistes différents (qui sont mes idoles, bien sûr, et que j’ai beaucoup étudiés). En fait, je passe beaucoup de temps à étudier les diverses expressions du jazz et de la musique en général qui sont enregistrées et disponibles.
Les Jazz Messengers, c’est de l’énergie, bien sûr, mais aussi de la précision, de la discipline et une relation entre des jeunes et un mentor… et l’image d’Art Blakey. La réalisation était conçue pour mettre le propos musical d’Art Blakey en avant. Il s’agissait d’une direction de groupe à l’ancienne qu’il a acquise du temps où il travaillait avec Billy Eckstine.
Pour Charles Mingus, il s’agit de composition, de questions sociales et de questions personnelles. Il ne s’est jamais senti à sa place nulle part et n’a jamais été « vu » ou respecté pour ce qu’il était.
Rahsaan Roland Kirk était plus grand que nature. Il s’agit d’être virtuose et de sortir des sentiers battus. Aller vers les gens et les divertir. Utiliser la musique pour les libérer et montrer qu’en dépit de son handicap, il était lui-même un esprit totalement libre.
Thelonious Monk, c’est une vision unique de la musique, mais aussi de la tradition et de sa relation avec elle. (Dans un sens, je considère de la même façon certaines parties de la musique de Sun Ra). Il communiquait à l’intérieur de sa musique, sans s’intéresser à la réalité et aux règles de tout ce qui entoure la musique.

On peut dire que ma musique et mon travail avec le quintet sont inspirés par tout cela, mais aussi par plein d’autres choses. Nous ne sommes ni plus ni moins liés à cela qu’au Muppet Show, à Lucky Thompson, à Dave Brubeck, à Bob Dylan ou à Charles Brackeen !

- Que pensez-vous de la scène danoise d’aujourd’hui en jazz et musiques improvisées ?

Il y a beaucoup de grands musiciens, beaucoup de possibilités. Il y a une forte avant-garde et une solide scène mainstream également.

- Y a-t-il une énergie collective particulière à Copenhague ? Je pense au réseau issu de RMC, à ILK ou Barefoot, au 5E…

Je pense qu’il y en a une et j’ai été très actif en essayant de faire évoluer cette énergie et de relier les points. J’ai géré un club (le Monday Club du 5E, aujourd’hui fermé), j’ai publié un magazine qui traitait de la scène locale, j’ai organisé des rencontres… Ces derniers temps, j’ai limité ce travail, car je pensais que quelqu’un d’autre devait prendre le relais et je voulais consacrer plus de temps à ma musique et à la composition.
Le RMC (Rhythmic Music Conservatory) est un centre dynamique d’où émergent des idées de très haut niveau qui se propagent dans toute la ville. J’ai quitté mon poste d’enseignant en 2020, mais j’ai toujours le plus grand respect pour cette école et son niveau d’excellence.

- En tant que pianiste, que pensez-vous de Jeppe Zeeberg ?

Je pense qu’il est l’un des musiciens les plus importants de sa génération. Brillant, visionnaire, très conscient de sa musique dans son ensemble. Et il est anti-autorité, ce qui est très bien !

Je change tout le temps la disposition de la batterie.


- Votre dernier disque à ce jour est le duo avec Signe Emmeluth. Comment ce concert a-t-il été organisé et qu’en pensez-vous ?

C’était juste un concert donné au Koncertkirken pendant le festival de jazz en 2020. Ce qui était intéressant pour moi, c’est que c’était la première fois que je jouais de la musique après près de 5 mois d’enfermement et je me sentais très concentré. J’adore jouer avec Signe Emmeluth. Nous avons beaucoup joué en duo.

Kresten Osgood © OhWeh

À propos de votre jeu, j’ai remarqué que votre batterie était très basse, entre vos jambes, de sorte que vous pouvez poser vos bras sur vos cuisses tout en jouant. Parlez-moi de cette position. Quel est l’intérêt de jouer de cette façon ?

La paresse… non, haha !
Je change tout le temps la disposition de la batterie. J’ai des idées différentes selon la hauteur ou la profondeur des choses… Je ne veux pas être enfermé dans une position. Je veux être libre avec mon corps, donc je n’ai pas vraiment de façon standard de régler la batterie… parfois j’y réfléchis beaucoup, d’autres fois je ne veux pas du tout m’en soucier…

- Quels sont vos prochains projets musicaux (groupes, tournée, enregistrements) ?

Je suis en train de faire trois disques avec Jakob Kullberg, qui est l’un des plus grands violoncellistes du monde dans le domaine de la composition contemporaine. Sur l’un des albums, il a composé une nouvelle musique où il chante, sur l’autre je joue en trio avec mon cousin Søren Kjærgaard et, sur le dernier, Jakob et moi improvisons avec le légendaire compositeur Per Nørgård, qui a 90 ans.
Je me prépare aussi à faire un nouvel album avec mon quintet.
Je vais plusieurs fois aux USA ce printemps : je joue avec Odean Pope et Immanuel Wilkins et avec Jack Wright et j’enregistre avec Allen Lowe. Je vais travailler avec Pandelis Karayorgis et Eliot Cardinaux. A New York je joue avec Michael Blake, Steven Bernstein, Tony Scherr, Thomas Morgan, Cooper-Moore, Marcus Rojas, Eugene Chadbourne, Tom Buckner, Robert Dick entre autres. Et en juin, à Washington, je travaille avec Cooper-Moore et Michael Blake. Puis j’espère faire un disque avec Tisziji Muñoz et aussi avec Joel Futterman.
Ma série de podcasts sur l’histoire du jazz danois est traduite en anglais et est diffusée sur les radios américaines.
Bref, plein de choses géniales sont en cours