Scènes

Le bleu ultramarin teinte les rencontres AJC 2021

Les Rencontres AJC, rendez-vous annuel du jazz français, étaient consacrées à la scène d’Outre-Mer.


Sebastian Scotney, de LondonJazzNews, porte un regard extérieur sur ces rencontres françaises et sur les problématiques des départements ultramarins.
Il découvre à cette occasion la personnalité fascinante de Christiane Taubira, venue en spécialiste du jazz et de l’Outre-Mer pour tenir l’un de ces discours clairs, concis et plein d’humour qui sont sa marque de fabrique. Voici son retour sur ces rencontres AJC dédiées au jazz ultramarin.

Les rencontres annuelles organisées par AJC (Association Jazzé Croisé) constituent un rendez-vous majeur pour les acteurs professionnels du jazz en France. C’est l’occasion pour l’AJC de présenter ses formations, officiellement labellisées Jazz Migration, à un public composé de responsables de festivals, de promoteurs et d’une quarantaine de membres de l’Europe Jazz Network.

Les organisateurs en profitent aussi pour présenter un événement associé, souvent international. En 2019, par exemple, c’était un important showcase de jazz nordique. Cette année, l’accent a été mis sur le jazz avec des concerts et une conférence présentant le contexte culturel de quatre des cinq Départements d’Outre-Mer de France : les îles antillaises de la Martinique et de la Guadeloupe, la Guyane française (en Amérique du Sud) et l’île de La Réunion dans l’Océan Indien [1]

Christiane Taubira aux Rencontres AJC © Charlène Mercier

La première chose à retenir de l’ensemble du programme est la façon dont les Français en général, et l’AJC en particulier, organisent ce genre de choses. Que le secteur jazz d’un pays s’organise de façon collégiale pour poursuivre un seul et même objectif plutôt que de se dire « Qu’est-ce que les Romains ont fait pour nous ? » n’est pas acquis pour tout le monde, surtout pour nous autres Britanniques…

Pour ces événements, les ministères des Affaires Étrangères et de la Culture, ainsi que plusieurs organismes nationaux de l’industrie musicale des secteurs public et privé, ont apporté un soutien matériel ou logistique. Une équipe de la radio nationale (France Musique) était présente pour retransmettre le premier showcase en direct, et a également enregistré les dix autres concerts pour une diffusion en différé. Antoine Bos, secrétaire général d’AJC, a été l’invité principal de l’émission Musique Matin de France Musique le lundi.

Le programme des conférences a donné à de nombreuses personnes l’occasion d’exprimer une multitude de points de vue différents sur la manière dont le contexte culturel entre la France et ses lointaines composantes fonctionne dans la pratique. Mais il y a eu un moment exceptionnel qui a justifié que je sois resté assis pendant toute la conférence : nous avons entendu le discours vraiment passionné d’une des membres du panel, Christiane Taubira.

Mme Taubira a lancé un avertissement sur la rhétorique du renforcement des barrières et des frontières nationales, et sur le danger qu’elle représente pour toute activité culturelle


Christiane Taubira est originaire de Guyane française. Elle a été membre à part entière du gouvernement français de 2012 à 2016, en tant que Ministre de la Justice [2].
Mme Taubira a lancé un avertissement sur la rhétorique du renforcement des barrières et des frontières nationales, et sur le danger qu’elle représente pour toute activité culturelle. Elle est, m’a-t-on dit, une grande fan et défenseuse du jazz. Voilà le genre de personne dont cette musique a besoin partout et tout le temps !
Elle a d’abord plaidé sa cause avec un humour très efficace. (Le paragraphe suivant est une paraphrase)
Elle a expliqué combien il était ridicule de parler de « renforcer les frontières » pour empêcher la propagation du Covid. Les frontières de la Guyane sont essentiellement constituées de deux fleuves. Il y en a un à l’ouest qui forme la frontière avec le Surinam. Et l’autre, à l’Est, avec le Brésil. Et chacun de ces fleuves est long de plusieurs centaines de kilomètres. Et qu’est-ce qu’un fleuve ? Deux rives… Donc… Bon… Vous allez renforcer cette frontière… et qu’allez-vous faire : vous assurer que les douaniers de chaque côté du fleuve ne se transmettent pas le Covid ?

Elle a ensuite fait remarquer plus sérieusement et avec passion : si on abandonne devant ceux qui mettent en place des frontières comme prétexte à déclencher (ou ramener) la violence, l’exploitation et le démantèlement de la civilité et de la société, alors : « Nous avons perdu. »
C’est vraiment la question centrale dans toutes les discussions culturelles actuelles. Ou comme Christiane Taubira l’a dit si clairement : « C’est la question du siècle. »

Si ce discours a trouvé un certain écho, c’est aussi parce que cette déclaration franche contrastait avec les propos prudents tenus ailleurs. J’ai constaté une approche romantique et parisienne dans certaines des discussions. Le mot français « outre-mer » se transforme avec beaucoup de tact en l’adjectif « ultramarin » : voyez ce fond bleu profond par exemple…

© Sebastian Scotney

En réalité, « l’éléphant dans la pièce », le non-dit auquel on faisait constamment et indirectement allusion lors de cette conférence, c’était les troubles sociaux en cours en Guadeloupe et aussi en Martinique (traditionnellement plus calme). Mais ce n’est pas vraiment surprenant.

D’autres sujets devaient occuper une place prépondérante dans les sessions - et c’est ce qui s’est passé. Le fait que la conférence ait eu lieu à la Cité Internationale des Arts dans le quartier du Marais est significatif. La Cité des Arts est une organisation qui offre un accueil et une plate-forme de création à plus de 300 artistes. Sa directrice, Bénédicte Alliot, qui a présidé la séance du mercredi matin, a fait une brillante carrière dans la diplomatie culturelle. Des mots comme « soutenir », « pérenniser », « développer », « accompagner » ont donc ponctué les sessions. La France dispose d’institutions fortes pour ce faire et il est bon de le rappeler.

Les concerts showcase

Les soirées qui ont suivi les rencontres AJC se sont déroulées à La Dynamo de Pantin, où pas moins de dix musiciens ou groupes se sont produits. Il y avait quatre groupes de Jazz Migration que l’AJC accompagne et soutient par le biais de son programme de développement artistique reconnu, ainsi que six groupes ayant un lien avec l’Outre-Mer.

Il faut probablement tenir compte de la pression et des contraintes qui pèsent sur les jeunes musicien.ne.s, notamment en raison de l’absence relative d’occasions de se produire en direct au cours de l’année écoulée. L’idée de jouer ce qui pourrait être le « concert de votre vie » devant un public de responsables de festivals français et pas moins de quarante membres de l’Europe Jazz Network mettrait la pression sur n’importe quel interprète. D’une manière générale, je trouve (ce qui est assez inhabituel) que le disque compilation de Jazz Migration, très bien produit, a été plus révélateur de la personnalité et du caractère des groupes sélectionnés, autrement dit de leurs capacités dans des circonstances idéales, que leurs prestations scéniques. Avec les groupes d’Outre-Mer, et en particulier ceux de La Réunion, j’ai eu le sentiment de devoir sérieusement mettre à jour mes connaissances sur le sujet et en particulier sur la tradition du Maloya réunionnais.

Maher Beauroy © Christophe Charpenel

Le showcase qui m’a le plus impressionné est celui du groupe dirigé par la jeune chanteuse/bassiste Sélène Saint-Aimé. En effet, elle pourrait facilement développer de nouvelles directions, et je trouve que son intelligence musicale et narrative s’accompagne d’une présence scénique réelle et instinctive. Ses premières inspirations incluent apparemment la scène jazz manouche de Samois, et son choix de la contrebasse comme instrument principal semble être plus tardif, après avoir entendu Avishai Cohen à la fin de son adolescence. Depuis lors, elle a voyagé et travaillé avec Steve Coleman, mais aussi au Maroc pour étudier la tradition Gnawa, et en Martinique, d’où vient une partie de son héritage [3]. Il y a ici une vision musicale, une imagination et un sens de la composition. Et un groupe extrêmement solide qui n’écrase jamais ni sa basse ni sa voix. J’ai griffonné une note un peu prétentieuse qui dit que « le Liberation Orchestra de Charlie Haden rencontre les Folksongs de Berio », et il y aura toujours quelqu’un pour demander si on l’a déjà vue dans la même pièce qu’Esperanza Spalding… Quelle que soit la valeur douteuse de ce genre de remarque, Sélène Saint-Aimé est certainement un nom à suivre.

ils s’étaient retrouvés les seules personnes à la peau foncée d’une classe de musicologie de 300 étudiant.e.s


Le duo d’Arnaud Dolmen et de Leonardo Montana, qui se produit sous le nom de LéNoDuo, a été impressionnant, stimulant et touchant d’une manière différente. Ils ont joué un jazz vraiment interactif et communicatif. Dolmen a déjà fait parler de lui, non seulement en France mais aussi au Royaume-Uni, avec son premier album, et un nouveau sortira fin janvier. Le niveau d’invention rythmique était incroyable. Il y avait tellement d’énergie et de vie dans ce duo, qu’ils ont fait passer des duos semblables - comme Gonzalo Rubalcaba et Pedro Martinez - pour des formations imposantes et un peu statiques …

Le groupe d’ouverture, dirigé par Maher Beauroy, avait la pression de devoir jouer en direct à la radio, mais il s’est très bien débrouillé. Beauroy a raconté qu’il avait rencontré le joueur de oud franco-algérien Redha Benabdallah parce qu’ils s’étaient retrouvés les seules personnes à la peau foncée d’une classe de musicologie de 300 étudiant.e.s, et que cette relation les avait conduits à devenir de grands amis et à explorer ensemble l’œuvre de Frantz Fanon. Fanon était un écrivain engagé sur la décolonisation, extrêmement influent, qui est mort tragiquement jeune d’une leucémie. Beauroy fait tout cela avec une sincérité touchante. Ce groupe - comme celui de Sélène Saint-Aimé - a également bénéficié de la présence du formidable percussionniste Boris Reine-Adélaïde.

Ann O’Aro © Christophe Charpenel

Le flûtiste Yann Clery a donné un spectacle enlevé et vivant à la flûte solo avec looping et effets divers et une présence scénique agile et séduisante.

La chanteuse réunionnaise Ann O’Aro entraîne l’auditeur dans toutes sortes d’états de transe entêtants, mais sur fond de programme actuel basé sur la problématique du genre. Elle avait également dans son groupe le percussionniste Bino Waro, fils de l’icône musicale réunionnaise Danyel Waro. Ce set m’a donné envie d’entendre - et surtout d’apprendre - davantage. Le créole réunionnais est une langue qui m’est totalement inconnue ; O’Aro est une chanteuse très expressive et une interprète engagée.

Quant aux quatre groupes de Migration, j’ai trouvé le trio Suzanne fascinant, notamment sur le disque. Il s’agit d’un guitariste, d’un clarinettiste basse et d’un altiste, et tous trois sont aussi à l’aise pour produire des sons « classiques » conventionnels que pour explorer des techniques étendues. C’est un groupe qui s’écoute vraiment, avec un son de base délicat et des textures fascinantes. Nout propose également une combinaison inhabituelle : flûte/effets, harpe électrique et batterie, avec un penchant pour le fort, le puissant et le rock. J’ai adoré les morceaux du Charley Rose Trio sur l’album. Le saxophoniste Rose a un son de ténor puissant et précis, et j’aimerais entendre son trio sans basse dans des circonstances moins tendues. Oliver Weindling (de LondonJazzNews) a écouté le dernier groupe et a écrit : « Coccolite a présenté un nu-jazz funky : des groove joyeux et lents qui enrichissent le traditionnel trio de piano avec des lavis électroniques et des rythmes brisés ».

Jazz Migration est un programme de soutien très bien mené et la musicalité de cette septième promotion est très impressionnante.

par Sebastian Scotney (London Jazz News) // Publié le 12 décembre 2021
P.-S. :

Sebastian Scotney était invité par l’AJC pour suivre « Les Rencontres AJC 2021 ».
Read the English text on LondonJazzNews

[1Il existe un cinquième département d’Outre-Mer, Mayotte, mais pour autant que je sache, il n’a pas été mentionné. Des questions se sont également posées concernant Tahiti et la Nouvelle-Calédonie, par exemple, mais ce sont des territoires d’outre-mer qui relèvent d’une juridiction différente.

[2Un poste connu en France depuis 1848 sous le nom de Garde des Sceaux

[3Tout ceci est basé sur une critique très enthousiaste de son premier album Mare Undarum dans Libération de septembre 2020