Entretien

Antoine Hervé

Rencontre avec un musicien complet, du trio au big band, de Gershwin à Mozart.

Excellente pour le Bordeaux, l’année 1959 a vu naître Antoine Hervé, le dernier jour du Capricorne. Après ses premières leçons de piano particulières, il se retrouve au conservatoire de la rue de Madrid où même le mot jazz est tabou. Mais c’est mal connaître Antoine que de l’imaginer abandonner sa ferveur et sa détermination pour cette musique. Son cheminement l’amènera à devenir le deuxième directeur musical de l’Orchestre National de Jazz (1987-1989). Au moment où sort son album « Summertime », il a répondu à nos questions au Duc des Lombards (Paris). N’oubliez pas de visiter le site web d’Antoine Hervé.

  • Qu’est-ce qui importe le plus selon toi, le piano, l’écriture ou la composition ?

C’est une seule et même dynamique. Ce sont des choses complémentaires pour moi. Quand je suis au piano, j’écris à travers lui et quand j’écris je prolonge le piano à travers différents instruments dont je ne joue pas. D’autres musiciens, en interprétant ma musique, y apportent d’eux mêmes quelque chose de plus.

  • Quel est ton rapport à la célébrité ?

C’est relatif, le milieu du jazz (par extension, celui de la musique) est pointu, spécialisé, ce n’est pas du grand public. Au moment où il y a eu des crêtes médiatiques pour moi, à l’ONJ par exemple, c’était très difficile à gérer. On a beaucoup de pression, ça attire des gens dont on ne connait pas les intentions, on finit par ne plus savoir distinguer qui sont les amis et les gens interessés. Ca crée beaucoup de jalousie, surtout chez nous en France où le système est compétitif. Il m’est arrivé de perdre des amis. La célébrité n’est pas une chose tranquille, ce n’est pas facile à gérer, ce n’est pas ce que je recherche. Mais parfois il faut avouer que ça facilite les choses. La célébrité est factice et éphémère. Avec ou sans, le doute est toujours là, plus ou moins léger, mais il est nécessaire pour avancer.

  • Que retires-tu de l’aventure ONJ ?

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L’ONJ m’a apporté un métier énorme de la scène, de l’écriture, de la production, de jouer avec les meilleurs musiciens imaginables. J’ai joué avec les plus grands, Quincy Jones, Gil Evans, Peter Erskine, Andre Ceccarelli. J’ai joué avec des musiciens à la fois de très haut niveau et extrêmement entrainés. Je ne retiendrai que ce côté positif, musicalement ça à été extraordinaire.

  • Quel est l’autre côté ?

C’est un orchestre créé, géré, produit, managé par l’institution Etat. Donc il y a des lacunes, car ce ne sont pas des gens du métier. Quand Olivier Meyer est arrivé, on a commencé une autre formule. Mais ça c’est arrêté très vite. Il n’y a pas eu de conséquences, on n’aura pas le fruit du travail en tant que groupe.

J’étais en pleine ascension musicale, artistique et le rideau est tombé brutalement à la fin d’un mois d’août. Ca a fait un grand vide, ce n’est pas naturel. Le Vienna Art Orchestra existe toujours en tant qu’orchestre au bout de 15, 20 ans. Dans la vie d’un tel orchestre, il y a une évolution, une maturité, et un jour un déclin forcement comme toute structure. Nous, on n’a pas vécu ça, mais un bébé mort né. C’est douloureux à vivre.

  • Ressens-tu le même plaisir à jouer en big band qu’en trio ?

C’est complétement différent. En big band, je dois être attentif et de plus en plus maintenant, fédérer les énergies des musiciens, capter leur attention, faire en sorte qu’ils soient concentrés, bref, faire un travail de chef d’orchestre. Avant, je restais au piano. Mais c’est mieux de diriger : il y a un focus sur moi, et j’entends mieux ce qui se passe. En trio, je suis pianiste, je me lâche. On n’est que trois, la masse sonore ainsi que la variété sont différentes.

  • Que retiens-tu de tes diverses expériences avec des chorégraphes comme Philippe Decouflé, à l’Opéra Comique, et Andy de Groat ?

Les chorégraphes m’ont apporté une conscience de l’espace scénique, du mouvement sur scène, de l’aspect visuel. Ce sont des gens qui fixent les choses tandis que nous en jazz on improvise énormement. Ceci dit, en big band, c’est relativement fixé. Plus on est nombreux, plus on fixe.

  • Mozart vous avez dit Mozart, est-ce par hasard ?

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Je trouve, dans le domaine du jazz et aussi parfois dans celui du contemporain, qu’on accorde trop de place à la virtuosité, à la performance - qui sont importantes - au détriment de l’émotion, du feeling. Il me semblait que l’instrument le plus porteur d’émotion était la voix humaine. J’avais travaillé avec des chanteuses comme Dee Dee Brigdewater, Yildiz Ibrahimova et d’autres. Mais il est vrai que lorsque la chanteuse est devant, elle a tendance à phagocyter le groupe. Quand j’ai voulu monter un nouveau projet, l’idée m’est venue de multiplier les voix, d’avoir un choeur, une centaine de choristes.Ensuite, je voulais m’ancrer dans la tradition musicale pour partir de quelque chose de fort. Et pour moi le musicien qui a exprimé le mieux les finesses et les reliefs de l’âme humaine, c’est Mozart. Je suis parti à la recherche de quelques-unes de ses mélodies comme matériaux de base pour travailler. J’ai fait se rencontrer ce choeur, Mozart et mon quartette. Puis ce fut la rencontre avec Laurent Pelly, metteur en scène. Il a percuté sur le titre « Mozart la nuit » : « on les met tous en pyjama », m’a-t-il dit. C’est devenu une sorte de rêve. Nous l’avons joué dans pas mal d’endroits, Suresnes, Sceaux, dans le nord au Festival de la Côte d’Opale, à Bourges et l’année prochaine on le jouera à St Etienne. Un disque est en cours qui sortira en novembre chez Nocturne.

  • Quelles sont tes autres sources d’inspiration ?

Ce sont les gens, les rencontres, les situations, les ambiances. Et toutes les autres formes d’expression artistique : des photos, peintures, chorégraphies, sculptures, du cinéma, des parfums. Tout ce qui nous entoure. Tout cela émet tellement d’ondes que mes sens captent, puis restituent en déclenchant l’inspiration de façon plus ou moins inattendue. Chez moi, par une alchimie, ça se transforme en sons. Ensuite, retranscrire ce son à travers l’instrument, c’est de l’artisanat. Mon inspiration part de mes sensations.

  • Composes-tu au piano, utilises-tu aussi des synthétiseurs, des instruments électroniques ?

Lorsque je compose, je ne me sers pas du piano, je ne me sers de rien. Je crée le son dans mon oreille interne. C’est là que tout se construit. Après seulement, je vérifie au clavier que ce sont bien les notes que j’ai entendues et je les écris.
Tout est conçu intérieurement. J’ai un orchestre de mille musiciens dans la tête, avec des curseurs sur chaque musicien, leurs niveaux, leurs tessitures, leurs modes de jeu. Je les vois jouer. Je ne pourrais pas écrire pour un violon si je me mettais au piano. Ce n’est pas le même geste, ça n’a rien à voir. Cette facon de faire se travaille. C’est la mise en pratique de ce que j’ai appris au conservatoire. On y travaille l’harmonie sur table, pour être capable de tout visualiser intérieurement.

Soit je connais les musiciens pour qui j’écris, auquel cas dans ma façon d’entendre ce qu’ils vont jouer, je peux me servir de ce qu’ils savent faire. Mais je peux aussi les provoquer, leur faire faire des choses dont ils n’ont pas l’habitude. Je l’ai beaucoup appliqué avec les frères Moutin, je les ai emmenés dans des zones où eux-mêmes n’étaient jamais allés, c’est un des rôles du compositeur.

Soit je ne les connais pas et j’ai un hautbois, une clarinette, etc. et j’imagine leur son. Le problème est alors de les mixer : va-t-on entendre cette phrase de hautbois alors que tout mon orchestre symphonique est en train de jouer ? C’est du savoir faire, de l’artisanat, savoir doser, mixer. On est toujours surpris, on n’a jamais 100% de résultats. Il y a des phrases que j’ai instrumentées et que je n’ai pas entendues parce que j’avais mal orchestré. Ca arrive à tout le monde.

  • Le piano est-il le seul instrument que tu pratiques ?

Non, j’ai fait 7 ans de percussions, de la batterie, de la trompette, du synthétiseur et de la composition. Le piano est central mais il y a eu d’autres tentatives. Pour mon premier disque avec Andy Emler, j’étais au vibraphone.

  • Pourquoi avoir attendu si longtemps pour sortir « Summertime » ?

Parce que j’ai mis 5 ans à trouver un éditeur qui accepte de le fabriquer et de le distribuer.

  • Les frères Moutin sont dans tous tes coups, est-ce plus par amitié ou plus par choix artistique ?

Par choix artistique, ce sont deux musiciens exceptionnels. Je peux leur demander de jouer dans des circonstances et des instrumentations très variées, ça va du bagad, au symphonique, du quartette au trio et au big band. François a énormement de réflexes, une très bonne mise en place, une justesse, il peut lire vite pour interpréter un morceau, il connaît tout mon répertoire par coeur, tout comme Louis. On a une confiance absolue, quand ils sont là il n’y a aucun problème, on peut aller le plus loin possible.

  • A quoi penses-tu quand tu joues ?

Je pense à être bien afin de laisser passer l’expression, la fluidité de l’énergie, le développement de l’inventivité. Par moments, ce n’est pas facile car il faut lutter contre des contraintes, la fatigue, les condition de jeu difficiles. J’essaie de surmonter ça, d’être uni entre le cerveau, l’expression, le corps. Tout doit fonctionner d’une seule pièce. Je souhaite être en harmonie, c’est une sorte d’hypnose.

  • Quel est ton plus beau souvenir de concert ?

En Indonésie, avec les Moutin, on jouait au centre culturel français. Il y avait deux plates formes pétrolières, une française et une américaine. Les français ne sont pas venus, contrairement aux américains. On a fait un concert fabuleux, on a terminé sur un nuage, l’apport d’énergie du public était extraordinaire et ça nous a emmené très loin. Le public a un rôle important dans un concert live, il soutient, il répond, il réagit, on s’est tous stimulés et on a joué des choses ahurissantes.

Une fois on a joué avec l’ONJ au pied de l’Arc de Triomphe, c’était sonorisé sur toutes les avenues. Des chefs d’états passaient, c’était génial. On était content : on jouait.

Un autre souvenir à Montpellier dans la cour du couvent des Ursulines, à la fin du concert un vol d’hirondelles a tournoyé au dessus de la scène en piaillant, je les ai intégrés dans mon son, c’est devenu un quartette, je jouais avec les oiseaux, on est partis dans une transe.

Ce sont des bons souvenirs.

  • Sensibilité, sensualité, toucher du piano, délectation, la musique et toi c’est une longue histoire d’amour ?

C’est une rencontre faite à l’âge de huit ans, j’y étais préparé parce que chez moi, on était mélomanes, on écoutait toutes sortes de musique. Lorsque j’ai approché un piano, je me suis très vite trouvé à l’aise, comme si j’en avais déjà joué avant. Puis ça a pris de plus en plus d’importance dans ma vie. A une époque, ça m’a même sauvé la vie, par rapport aux conditions familiales qui étaient très dures, même dangeureuses. La musique fut une protection, quelque chose dans quoi j’ai pu sublimer mon énergie et tout ce que je ne pouvais exprimer autrement. C’était comme une échappée, une fuite de la réalité. Mais si on n’est pas capable d’en revenir, c’est un problème. On finit par être entièrement musicien et négliger tout le reste. J’ai réussi à l’éviter.

  • Es-tu nostalgique d’une époque dans la longue vie du jazz ?

Je ne peux pas être nostalgique d’une époque, je suis né en 1959. Bien sûr, il y a eu une grande époque du jazz où il était au top du hit-parade. Je ne l’ai pas connue. Chaque jour, on réinvente. Nietzsche disait : « les signes sont partout, il ne nous manque qu’une capacité d’attention infinie. » On observe autour de nous, tout est là. Ce que l’on est prêt à s’approprier détermine dans quelle mesure on a l’esprit ouvert. Je ne fais pas partie des gens qui pensent qu’avant c’était mieux, ou que plus tard ce sera mieux. Je pense que l’instant est parfait. Maintenant : c’est ce qu’il y a de mieux. Avant c’est fini, après on n’y peut rien. La nostalgie est plus sur des lieux, des relations avec des musiciens, des gens qui ne sont plus là. J’ai toujours autant de satisfaction à faire de la musique aujourd’hui. Il n’y a pas de place pour la nostalgie.

Interview réalisée le 7 juin 2002 au Duc des Lombards (Paris).

Prochaines dates :

• Avec le Collectif UMJ (octet) le dimanche 8 septembre à 16h30 au festival Jazz villette : « Une Histoire du Jazz ».

• En Trio le jeudi 12 septembre 21h30, showcase à l’Espace Renault - 53 Ave des Champs Elysées (Paris) avec François et Louis Moutin.

• Avec l’ UMJ le dimanche 6 octobre 21h00 au New Morning pour l’anniversaire des dix ans de l’Union des Musiciens de Jazz.

• En Solo le vendredi 13 décembre à 22h30 à l’amphithéâtre de la cité de la Musique (Paris). « Le Piano et la transcription ». (Transcriptions et Improvisations sur des oeuvres de Bach, Debussy, Stravinsky, Mozart…)

• En Trio le samedi 14 décembre à la Coupole à 20h30, Combs-La-Ville, avec Linley Marthe et Louis Moutin.

• En Solo le samedi 18 janvier à 17h30 au studio Charles Trenet de Radio france.

• Master Class (stage AFDAS) les 30 septembre, 14 octobre, 4 et 25 novembre et 9 décembre à Combs-la-Ville (Essonne).