Chronique

Orchestre National de Jazz

Antoine Hervé 87-89

Label / Distribution : Abeille Musique

C’est pendant le mandat d’Antoine Hervé que l’Orchestre National de Jazz devient un véritable outil politique, en ce sens que la période aura connu deux ministres de tutelle, deux conceptions assez antinomiques de la culture, sans que l’orientation suivie en soit affectée. Au contraire, cela aura sans doute permis à l’ONJ d’acquérir une certaine autonomie.

Après François Jeanneau, chargé de créer au pas de charge un outil institutionnel représentant la vigueur d’un jazz « à la française » qui lorgne plus de l’autre côté de l’Atlantique que sur les voisins européens, le choix de ce jeune pianiste célébré très tôt pour ses qualités d’improvisateur était audacieux dans cette période flottante en terme de politique culturelle. Très diplomatiquement, Hervé alterne morceaux à forte identité, marqués par la World Music naissante (cf le très efficace « The Slinker », qui ouvre les concerts) et stricte application du cahier des charges - le jazz tel que fantasmé par les pouvoirs publics (« Babel Tower »). Constatation qui s’impose avec la réédition numérique des disques des ONJ successifs par la plate-forme de téléchargement en haute qualité Qobuz. Moins pris au dépourvu que son prédécesseur (qui n’exerça qu’un an), A. Hervé présente ici en compositeur pointilleux et érudit une formation mûrie, (re)pensée. (Malheureusement, ces deux albums ne restituent pas ses plus ambitieuses initiatives, telle cette relecture du Sacre du Printemps qui, dit-on, plut à Gil Evans…)

L’orchestre d’Antoine Hervé, qui comptait des musiciens comme Glenn Ferris, Nguyên Lê ou Laurent Dehors, a connu un destin hors du commun. En effet, née dans l’atmosphère glaciale du Théâtre de Suresnes, l’aventure se terminera le 14 juillet 1989 dans les ronflantes cérémonies du Bicentenaire de la Révolution française, adoubé par Quincy Jones… Si l’ONJ a toujours été un surligneur de son époque, celui-ci est tapageusement fluo : compositions pour le chorégraphe Philippe Découflé (« Tutti ») où il est prévu entre autres que les costumes des solistes se gonflent d’air [1], mais aussi évocation naïve de l’Afrique à grands renforts de synthés hors d’âge (« African Dream »), en pleine naissance des courants World Music globalisants. Hervé cite toujours Zawinul comme influence majeure de l’époque. [2].

Sa première production, sobrement intitulée ONJ 87 [3], opère la transition avec la période Jeanneau. Peu de morceaux de répertoire, hormis « Orange Was The Colour Of Her Dress, Then Blue Silk » de Mingus où l’on retrouve Gil Evans en compagnie de Glenn Ferris et un « ’Round About Midnight » doucereux où Eric Le Lann répond à Dee Dee Bridgewater. Les arrangements sont luxueux mais l’ensemble, avec le recul, a pris un côté guindé que l’on ne retrouve pas dans la longue pièce centrale, « Sous les lofts de Paris », empreinte d’une vraie modernité. Le poétique dialogue d’ouverture entre Hervé et l’accordéoniste (et tromboniste) Jacques Bolognesi se confronte à la guitare de Nguyên Lê, qui clôt le morceau par un solo teinté de rock.

Mais l’année 1987 voit aussi la sortie du triple Guitar de Zappa, et « L’homme à la lèvre tordue » - sur African Dream, le second album de cet ONJ - lancera un clin d’œil appuyé et plein d’humour au célèbre moustachu (dont l’influence est d’ailleurs sensible dès le début). Plus personnel, mais surtout libérateur et enthousiaste [4], African Dream est - logiquement - moins daté. Bâti sur les influences funk et afro-caribéennes de son leader, il contient de beaux morceaux de claviers, nonobstant le choix des sonorités (« Sumotori »). African Dream marque peut être la véritable émancipation de l’ONJ par l’appropriation d’un répertoire plus créatif, plus proche de son directeur. Un morceau comme « Concerto’NJ », petit bijou d’écriture où s’illustre le saxophoniste Francis Bourrec, en est un des symboles. Celui d’un ONJ innovant et ancré dans son époque.

On perçoit rétrospectivement à quel point cet ONJ-ci, plus que son prédécesseur, a posé les bases cohérentes du projet artistique : un orchestre pour une musique qui s’inscrive dans le langage de son temps, chose que l’ONJ Jeanneau n’aura pas eu le temps de mettre en place. A plus d’un titre, il constitue l’acte fondateur d’un orchestre national libéré de son statut de simple ambassadeur. « Finalement le ciel ne nous est pas tombé sur la tête » clôt African Dream avec humour. Il aura même débouché l’horizon.


ONJ 87-89 : Antoine Hervé (dir, comp, arr, p, cla), Philippe Slominski (tp, flh), Antoine Illouz (tp, flh), Michel Delakian (tp, flh), Christian Martinez (tp, flh), Denis Leloup (tb), Glenn Ferris (tb), Bernard Camoin (tb), Jacques Bolognesi (tb, btb, acc), Patrice Petitdidier (h), Didier Havet (tu), Gilbert Dall’Anese (as, ss), Francis Bourrec (ss, ts, bs), Laurent Dehors (ss, ts, bcl), Alain Hatot (ss, as, fl), Pierre-Olivier Govin (ss, fl), Jean-Pierre Solves (bs, bcl, fl), Nguyên Lê (g), Philippe Guez (cla), Jean-Marc Jaffet (b), François Moutin (b), Etienne M’bappé (b), André Ceccarelli (dms), Mokhtar Samba (dms), François Verly (perc), Pierre-Michel Balthazar (perc).

par Franpi Barriaux // Publié le 14 août 2011

[1Antoine Hervé, lui, était déguisé en pape…

[2Le clavier de Weather Report embauchera d’ailleurs, des années plus tard, deux anciens musiciens de l’orchestre : le bassiste Etienne M’Bappé et le batteur Mokhtar Samba

[3Son succès populaire en fait le disque de l’ONJ qui s’est le plus vendu à sa sortie.

[4Entre-temps, l’équipe a été en partie renouvelée.