Chronique

Archie Shepp & Jason Moran

Let My People Go

Archie Shepp (ss, ts, voc), Jason Moran (p).

Label / Distribution : Archie Ball

On hésite à poser des mots sur cette musique, de peur sans doute de la flétrir et de ne pas traduire comme elle l’exige la force profonde qui en émane. Car voici une rencontre poignante en duo, une de plus pour Archie Shepp (83 ans), qui aura eu l’occasion d’en former de mémorables tout au long de son histoire : ainsi avec Dollar Brand, Joachim Kühn, Siegfried Kessler et surtout Horace Parlan. C’est avec ce dernier que celui qu’on peut présenter comme un héritier direct de John Coltrane [1] avait publié Goin’ Home en 1977, disque en forme de chef d’œuvre gorgé de negro spirituals. Cette fois, c’est avec le Texan Jason Moran, son cadet de près de quarante ans qui n’en est pas à sa première expérience en matière de duo – il a été en ce domaine un précieux partenaire de Charles Lloyd – qu’il engage une conversation en forme de brûlure, dans une célébration conjointe de l’âme humaine et des musiques traditionnelles noires américaines.

Enregistré à Paris en septembre 2017 (Jazz à la Villette) et à Mannheim en novembre 2018 (Enjoy Jazz Festival), Let My People Go est un témoignage à l’état brut, d’une nudité synonyme de vérité, magnifiquement habillé comme il se doit chez Archie Ball par le graphisme de Jacek Woźniak. C’est un saxophone dont le souffle sonne comme une prière ; c’est un piano-orchestre tout en force et retenue conjuguées ; c’est aussi une voix, celle d’Archie Shepp lui-même, qui chante. Les oreilles attentives entendront çà et là le bruit émis par tel ou tel spectateur au milieu d’un public recueilli, saisi par une émotion transmise en droite ligne par les deux musiciens, telle une flèche décochée au cœur. On ne saurait imaginer immersion plus profonde. Le programme de cette déclaration d’amour et de fierté à l’unisson fait la part belle au répertoire traditionnel (« Sometimes I Feel Like a Motherless Child », « Go Down Moses », forcément) et va chercher son inspiration du côté de quelques compositions signées Duke Ellington (« Isfahan »), Thelonious Monk (« Round Midnight ») ou par le père spirituel John Coltrane (« Wise One »). Ainsi que le souligne très bien Ashley Kahn citant un proverbe afro-américain : « L’esprit ne descendra pas sans une chanson ». Autant dire que cette succession de chants portés très haut par la connivence de nature télépathique entre deux musiciens qui parlent et pensent le même jazz, est un pur moment de bonheur et de conscience mêlés, faisant aujourd’hui écho avec beaucoup de force au récent mouvement Black Lives Matter. Respect !

par Denis Desassis // Publié le 14 février 2021
P.-S. :

[1N’oublions pas qu’Archie Shepp a participé à l’enregistrement de Ascension en 1965 et que, quelques mois auparavant, le 10 décembre 1964, il avait rejoint en studio le quartet du saxophoniste qui enregistrait des versions alternatives de « Aknowledgement », le premier mouvement de A Love Supreme.