Sur la platine

Du neuf avec du vieux

Retour sur quelques inédits et autres rééditions sortis ces derniers mois.


Understanding, Roy Brooks, Reel to Real 2 CD
INEDIT

Spécialisé dans l’édition d’enregistrements live inédits depuis 2018 et l’inaugural Swingin’ In Seattle, Live At The Penthouse du saxophoniste Cannonball Adderley, le label canadien Reel to Real sort un double CD du batteur Roy Brooks baptisé Understanding. Né en 1938 à Detroit, Roy Brooks est connu pour avoir participé pendant cinq ans au quintet du pianiste Horace Silver (et notamment à un des sommets du style hard bop, Song for my Father, sorti en 1964 chez Blue Note).
Le concert a été enregistré au Famous Ballroom de Baltimore le 1er novembre 1970. On retrouve aux côtés du batteur le trompettiste Woody Shaw, le saxophoniste Carlos Garnett, le pianiste Harold Mabern et le contrebassiste Cecil McBee. Sept morceaux (tous au-delà de 20 minutes excepté une composition de Miles Davis, « The Theme », presque trop courte). Deux compositions de Brooks, une de Shaw, une de Garnett et une formidable reprise, fiévreuse et habitée, du « Billie’s Bounce » de Charlie Parker. Plus de deux heures de musique. Orgiaque. Les musiciens se donnent sans compter. Aux fulgurances frénétiques des deux soufflants, répond le piano puissant et très expressif d’Harold Mabern. Mc Bee et Brooks forment une paire soudée et dévouée qui propulse littéralement les trois autres musiciens. Brooks est particulièrement à son avantage, notamment dans plusieurs soli fougueux et originaux (il utilise, outre sa batterie, des cloches, des gongs et même une scie musicale). Un superbe concert.
A noter que Reel to Real a sorti quasi simultanément un inédit du saxophoniste Harold Land, Westward Bound !, enregistré au début des années 60 avec notamment Hampton Hawes et Philly Joe Jones.

The Summer House Sessions, Don Cherry, Blank Forms Editions 2CD
INEDIT

Au début de l’année 1968, Don Cherry s’installe en famille en Suède, à Stockholm. De février à avril , il donne une série de workshops sur l’improvisation avec de nombreux musiciens suédois. Le saxophoniste et ingénieur du son Göran Freese invite tout ce petit monde l’été suivant dans sa maison de campagne de Kummelnäs dans la banlieue de la capitale suédoise. Plusieurs répétitions et jam sessions y seront organisées. Ces Summer House Sessions en sont le résultat. On y croise les locaux Bernt Rosengren (ts, fl, cl), Tommy Koverhult (ts, fl), Leif Wennerström (dm) et Torbjörn Hultcrantz (b), mais aussi le batteur Jacques Thollot, le contrebassiste Kent Carter ainsi que le percussionniste turc Bülent Ateş. Cherry joue de la trompette de poche, de la flûte et des percussions. Plus de 50 ans après, la musique se révèle encore (et toujours) d’une grande actualité, d’une urgence et d’une ferveur qui touchent au cœur et au corps. Portée par une pulsation d’enfer qui confine à la transe, la musique se déploie, virevolte, glisse tel un serpent. La danse n’est pas loin. Le bonheur tout proche. Être ensemble, jouer, partager. Et c’est à peu près tout. Pendant un peu plus de 45 minutes que dure la suite qui occupe le premier CD (quatre prises alternatives complètent l’album), on ne boude pas notre plaisir. Et on remercie vivement le label Blank Forms Editions d’avoir retrouvé cette petite pépite.
On peut écouter en écho Organic Music Theatre, Châteauvallon 1972, une autre performance du trompettiste, enregistrée lors du festival de jazz du même nom, avec le Don Cherry’s New Researches et le percussionniste brésilien Naná Vasconcelos. L’album est paru sur le même label au mois de juin dernier.

Yakhal’ Inkomo, Mankunku Quartet, Mr Bongo
REEDITION

Quand on associe les mots jazz et Afrique du Sud, on pense à plusieurs musiciens : Abdullah Ibrahim évidemment, Hugh Masekela sûrement, Louis Moholo peut-être. Winston Mankunku Ngozi sans doute pas. La réédition de cet album sorti en 1968 sur le label sud-africain World Record Co. vient à point nommé pour redécouvrir (ou découvrir) ce saxophoniste né au Cap et resté fidèle à sa ville natale même au temps de l’apartheid, puisqu’il a préféré resté vivre au pays plutôt que de s’exiler comme bon nombre de ces collègues musiciens.
Quatre titres composent l’album. Deux titres de Mankunku : « Yakhal’ Inkomo », mélodie charmeuse et ouatée prise sur un tempo nonchalamment alangui où l’on écoutera le solo de piano limpide de Lionel Pillay, et « Dedication », hommage assumé à deux légendes du jazz, John Coltrane (période Giant Steps) et Horace Silver. Et deux reprises : « Doodlin’ », composition d’Horace Silver justement, jouée avec juste ce qu’il faut de déférence et d’audace pour la rendre intéressante. « Bessie’s Blues » enfin, une composition de John Coltrane cette fois-ci, dans laquelle Mankunku se fait affable et démonstratif, bien soutenu par une section rythmique efficace et disponible (Agrippa Magwaza à la contrebasse, Early Mabuza à la batterie et mention spéciale à Lionel Pillay qui nous gratifie ici également d’un joli solo délicat et volubile tout en toucher). Une belle découverte.

Live in Paris (1974), Archie Shepp, Transversales Disques
INEDIT

Nous sommes le 23 mars 1974. Dix ans après ses débuts discographiques en tant que leader (mémorable Four For Trane), Archie Shepp est à Paris. Il se produit en concert au Grand Auditorium de la Maison de la Radio. Trois morceaux. Pour « Things Have Got To Change » du trompettiste Cal Massey, Shepp est au soprano. L’ambiance est électrique, un peu à la Weather Report, avec l’apport de Siegfried Kessler aux piano et piano électrique. L’attelage Noël McGhie/Bob Reid/Pablo Kino, respectivement à la batterie, à la contrebasse et aux percussions, envoie un sacré tempo soutenu par la main gauche de Kessler, qui ne flanchera pas durant les 24 minutes du morceau. Shepp se lance dans une improvisation pleine de souffle et de chaleur puis se met à déclamer paroles et incantations. Il harangue, crie, gesticule une improvisation avant de conclure, soprano vissé au bec dans un grand souffle libertaire. Grisant. Le reste du concert est plus anecdotique. Une composition de Benny Golson devenue plus tard un standard,« Along Came Betty » (extrait du célèbre album Moanin’ d’Art Blakey & The Jazz Messengers paru en 1958 chez Blue Note) sur laquelle Shepp improvise au ténor dans son style caractéristique rauque et lyrique ; puis « Blues For Donald Duck », un morceau du contrebassiste Grachan Moncur pris sur un tempo élevé où l’on retiendra le beau solo introductif de Siegfried Kessler.

Live in Paris (1975), Pharoah Sanders, Transversales Disques
INEDIT

Pour terminer, l’occasion était trop belle de ne pas évoquer en parallèle le Live in Paris du Pharoah Sanders Quartet, autre concert inédit édité par le label Transversales Disques. Sorti en 2020 et enregistré lui aussi à la Maison de la Radio en 1975, le concert rassemblait, autour du saxophoniste américain, le pianiste et organiste Danny Mixon, le contrebassiste Calvin Hill et le batteur Greg Bandy. Le quartet nous gratifie d’un jazz que l’on qualifierait volontiers de spirituel, dans le sens où il ouvre l’esprit, transcende, invite à la transe, au lâcher-prise. A la fois écorchée et sauvage, mélodique et généreuse, un brin mystique, la musique dégage une chaleur et un souffle qui irradie. Que du bonheur.