Chronique

Autour de Fernando Pessoa

Fabrice Radenac/Alain Epo, Frédéric Pierrot/Christophe Marguet

Label / Distribution : Zig-Zag Territoires

Voilà un projet passionnant aux lisières de la musique, une lecture de pages choisies du grand poète portugais Fernando Pessoa. Frédéric Pierrot, comédien, Christophe Marguet, batteur, et les deux réalisateurs Fabrice Radenac et Alain Epo sont allés à la rencontre de cet auteur révélé en France dans les années quatre-vingts par les éditions de La Différence et Christian Bourgois.

Pessoa l’intranquille, ce myope de la vie, nous fait partager ce qui lui passe par la tête dans son journal intime, écrit entre 1913 et 1935 sous forme de pensées notées sur des carnets, un recueil d’essais à la Montaigne, une suite de réflexions sur l’expérience de la conscience, particulièrement aiguisée chez lui : « La vie de mes émotions… dans le salon de ma pensée. »
Les rares photographies dont on dispose montrent un homme petit et maigre, adossé à un comptoir de bistrot ou bien dans la rue, toujours fuyant, à l’abri derrière ses lunettes, son feutre à larges bords et son pardessus… Cet aide-comptable modeste, correspondant solitaire qui ne quitta jamais Lisbonne et le bureau de son employeur rue de Los Dourados, fut un poète pluriel et unique.

Le premier DVD de ce coffret est le film de Fabrice Radenac Pessoa, L’intranquillité, tourné sans public au Théâtre des Gémeaux à Sceaux. L’histoire : Frédéric Pierrot, troublé par ces pages qui résonnent en lui dès leur découverte lors du tournage d’un film de Godard, décide de faire une lecture de Pessoa ; de cette poésie si intellectuelle surgit immanquablement l’émotion, expression de la « saudade » portugaise. Alors qu’il prépare ce spectacle, il va écouter le sextet d’Henri Texier et a aussitôt la conviction qu’il s’agit de « convulser le sens » selon l’expression de Françoise Laye, traductrice du Livre de l’intranquillité, dans son avertissement au lecteur. Et pour lui, seule la batterie de Marguet peut accompagner les mots de Pessoa, être fidèle à ce qu’ils lui évoquent : « Le jeu de Christophe m’avait terriblement frappé, tantôt dense comme les plus terribles orages, tantôt délicat et subtil, avec une façon singulière d’emplir l’espace ». Dans la première édition de l’ouvrage Pessoa avait lui-même souligné certaines syllabes, donc marqué un « rythme » - notion essentielle chez lui qui a, en permanence à l’oreille, le flux et reflux des vagues et le paysage sonore très diversifié de Lisbonne. Traducteur de surcroît, il estimait que l’audition représentait le sens du langage. Il note d’ailleurs sur une traduction de Poe : « Conforme rythmiquement à l’original »…

Le seul fait de lire au hasard un passage de ce livre est en soi une expérience saisissante. Pierrot a opéré ici une sélection personnelle ; il dit « picorer » dans Pessoa, avoir envie de se perdre dans ces pages inoubliables sur la solitude et l’abandon.
Rien ne se contredit - au contraire tout s’éclaire au travers de cette interprétation sensible, intime. Rendre compte d’une chose aussi impalpable… la tâche semblait difficile. Bercé par les changements de tons, les ruptures de la batterie, Frédéric Pierrot y parvient : on finit par entendre la voix de Pessoa derrière la chaleur, la fougue de l’acteur et la batterie de Christophe Marguet. Malgré son physique très différent de celui de l’auteur, il habite son « personnage » avec force et passion, tout entier à la scansion, au rythme insufflé par son complice. Tous deux, on le sent, sont heureux d’être là, bien vivants, à lire et jouer sur les mots du poète dans la lumière et sous la caméra du réalisateur / producteur du projet qui cadre très près, au plus près du « work in progress ».

Le second DVD, un documentaire d’Alain Epo intitulé La rumeur du monde, complète le portrait de l’auteur en interrogeant les spécialistes de son œuvre : l’essayiste et biographe Robert Bréchon, qui a dirigé la publication des Œuvres de Fernando Pessoa chez Bourgois de 1988 à 1992, les traducteurs Françoise Laye et Patrick Quillier ; on approche d’un peu plus près celui qui n’a jamais accepté d’être une seule personne, qui a vécu au rythme de ses voix « hétéronymes », de ses « moi » multiples, lui qui s’appliquait à imaginer la vie, mais à ne surtout pas la vivre. Pierrot et Marguet interviennent là aussi afin d’éclairer leur travail et leur complicité. Pour le batteur, jouer consistait à écouter l’inflexion, la hauteur des mots de l’acteur, ses accentuations ; il explique ici comment tous deux ont procédé, en prenant comme exemple le superbe « Dormir dédormir ».

A ce bel objet original, polyptique soigné paru chez Arto film/Zig Zag Territoires, les auteurs du projet ont décidé d’ajouter sur CD la version audio, en complément du film, pour permettre une écoute différente. Pourquoi pas en voiture ? Ce contexte permet une écoute différente de la musique et du texte, qui, ici s’y prêtent tout particulièrement.