Chronique

Stéphan Oliva

Film Noir + After Noir

Stéphan Oliva (p)

Label / Distribution : Illusions

Genre attachant et très caractéristique d’une certaine époque, le film noir a son origine dans le roman policier, de Dashiell Hammet à Raymond Chandler, ces auteurs qui bouleversèrent la narration de l’enquête en y incorporant un rythme dense, syncopé, inquiétant. Le cinéma américain exploitera le filon avec des films - de genre, donc - qui plaisent au public fasciné par le dévoilement des désirs inavoués : argent, sexe, violence, pouvoir et corruption dominent.

Bande originale (intéressant ouvrage paru dans la collection « musique et BD » naguère éditée par Nocturne et illustrée par Loustal), comportait une introduction passionnante et synthétique signée Bruno Théol : « Le cinéma prend le relais du récit policier et dès lors, le cinéma et le roman noir s’enrichissent l’un l’autre de leurs techniques de narration : atmosphère sombre, images contrastées noir et blanc, érotisme, déconstruction du temps du récit, voix off, dialogue vif et bref… »

Stéphan Oliva donne ici une interprétation personnelle de cette thématique chère à Hollywood. On sait que le pianiste, fou de cinéma, aime rendre hommage aux grands compositeurs - on se souvient de son très personnel Lives of Bernard Herrmann [1] dédié au grand compositeur de nombreux films de Hitchcock, depuis Mais qui a tué Harry ? (1955) à Pas de Printemps pour Marnie (1964) [2]. D’ailleurs, l’artiste sait de quoi il retourne : il fut lui même compositeur de BO pour les (formidables et méconnus) Froid comme l’été et Les Liens du sang de Jacques Maillot. Lui aussi est passé de l’autre côté - sa perception en miroir lui est d’une aide précieuse. Entouré et encouragé par Philippe Ghielmetti, autre fou de jazz, de cinéma, de piano, de science-fiction, de BD etc., et Stéphane Oskéritzian [3], il fait à nouveau œuvre [4] de délicatesse avec ce Film Noir enregistré au studio La Buissonne sur le beau Steinway de Gérard de Haro préparé par l’accordeur Alain Massonneau.

Comment aborder musicalement ce genre si présent sur les écrans hollywoodiens ? Le premier hommage choisi renvoie à Odds Against Tomorrow (1959), un film de Robert Wise, cinéaste à la carrière exemplaire qui s‘illustra dans tous les genres, du policier social au fantastique, sans oublier la comédie musicale. Cette œuvre marquante - une des préférées de Jean-Pierre Melville (« sorte de pavane pour l’agonie de trois losers ») met en scène une angoissante attente avant un braquage de banque, renforcée par la musique sèche et tendue. En réalité, le film contient en filigrane tout un discours antiraciste porté par le chanteur (de calypso, très populaire à l’époque) et acteur Harry Belafonte, militant des droits civiques. Il y tient le rôle d’un musicien de jazz et on l’entend longuement chanter un blues poignant, en s’accompagnant au vibraphone, dans un club new-yorkais. Mais ici, Stéphan Oliva transmue la musique de John Lewis en prélude « impressionniste », et procède de même avec le thème de Double Indemnity, chef-d’œuvre de Billy Wilder (1944) : là aussi, on est loin de l’Ouverture voulue par le Hongrois Miklos Rosza où des percussions affolées et de sinistres timbales sonnent le glas du couple meurtrier, la vénéneuse Barbara Stanwyck et son amant, Fred Mac Murray [5] On retrouve dans les graves accentués du seul piano toute la noirceur du scénario, immergé dans le décor surprenant d’une Californie pluvieuse, obscure et sinistre.

Au fil de ces treize courtes pièces [6] ciselées, Oliva se lance dans une introspection rêveuse et, de son clavier, « projette » sa fuite éperdue dans des méditations oniriques, des visions hallucinées, des clichés voilés de poussière d’étoiles, sur une toile propice aux fantasmes ou à la fantaisie d’un stream of consciousness en marche. Tout son travail consiste à mettre en résonance souvenirs et improvisations en dépassant la formule habituelle de l’exposé haletant, martelé, souvent trop figuratif, au seul service des images qui défilent. Précisons que le terme d’« illustration » n’est jamais péjoratif sous notre plume : le mérite de ces magnifiques artisans que furent - mais qui s’en souvient ? - Max Steiner, Elmer Bernstein, Alex North, David Raksin, Franz Waxman, Victor Young [Ancien musicien de Ben Pollack et de Benny Goodman.]], qui donnèrent une couleur jazz à maintes productions hollywoodiennes obscures, est justement d’avoir créé des thèmes récurrents qui irriguent l’œuvre et nous hantent à jamais.

Dans cet exercice de style qu’est Film Noir, seules existent les scènes que se crée notre imaginaire ; à chacun son film. La suite ici mise en scène et jouée par le pianiste solitaire est un film noir qu’on peut se repasser : fugitives réminiscences, immanquables rémanences que la musique recycle et imprime sur la pellicule sensible de la mémoire. Ainsi certains thèmes déjà trop repris, tel « Laura », ont été définitivement écartés par l’artiste et le producteur. Il aurait été impossible de s’en démarquer.

Si le choix était ardu, un autre problème s’est posé ensuite, (Philippe Ghielmetti l’évoque dans la présentation de ce « concept-album ») ; certains films formidables sont accompagnés d’une musique très moyenne, tandis que dans d’autres cas ne demeure justement que… la bande-son.
Certains sortent même du genre, mais sont tellement emblématiques qu’on ne saurait faire l’impasse. Ainsi, Night of the Hunter (La Nuit du chasseur, thriller initiatique de Charles Laughton, revient dans l’actualité, avec le splendide True Grit des frères Coen, qui s’en inspirent directement et connaissent bien leur sujet puisque leur genre de prédilection fut longtemps le thriller [7].

La Nuit du chasseur est l’unique film mis en scène de cet acteur curieux, souvent inquiétant, avec un Robert Mitchum effrayant dans un rôle de prêcheur cynique et assassin. Or, Mitchum figure justement au panthéon de Stéphan Oliva dans un second album [8], « compagnon » ou prolongement de Film Noir, intitulé After noir comme on dirait « After Hours », en référence à un autre génial cinéaste/cinéphile/mélomane [9], Martin Scorsese. Notons d’ailleurs que celui-ci fit appel, pour Taxi Driver (1975), à Bernard Herrmann ; ce devait être sa dernière œuvre, très jazz, et Oliva la retravaille à sa façon sur « All the Animals Come Out At Night » qui clôt Ghosts Of Bernard Herrmann, déjà un piano solo [10]. Mitchum, l’aventurier nonchalant et désinvolte, victime de son passé dans le film de Jacques Tourneur « Out Of the Past », côtoie Bogart et toute une galerie d’acteurs, indissociables d’une des grandes mythologies américaines : le polar. C’est alors une succession de variations inspirées de Billy Wilder, John Houston, Otto Preminger, Orson Welles, des portraits (« Piano Gone ») de personnages qui n’ont rien perdu de leur modernité. Robert Ryan, dont le visage « marqué et marquant », illustre la pochette de l’album (photo empruntée à Odds Against Tomorrow) est la figure équivoque du « good bad guy » comme Sterling Hayden dans Asphalt Jungle (Houston) ou The Killing (Kubrick), voire le fragile John Garfield (Force of Evil d’Abraham Polonsky), autre victime du maccarthysme.

Les femmes ne sauraient être oubliées : la frêle Ida Lupino, aveugle dans le curieux On Dangerous Ground (Nicholas Ray) retrouve Robert Ryan, désespérément violent et tourmenté ; Gloria Grahame et sa voix sensuelle et provocante, un rien haut perchée, incarne la vamp intelligente et sans scrupules chez qui la naïveté le dispute à la perversité, le tout nimbé de séduction (une anti-Marilyn en somme !), et Gene Tierney, l’autre « angel face » - avec Janet Leigh - montre dans Whirlpool une part d’ombre qui nous fait pressentir un destin tragique.

Comme autant d’histoires ou de scènes jouées par ces figures de légende, l’itinéraire imaginé dans ces albums jumeaux trace le portrait discret de musiciens doués. Stéphan Oliva sait leur donner la réplique en explorant certaines subtilités de climats et de jeux pianistiques. Un bonheur pour le cinéphile, qui se replongera dans ces films d’anthologie en réécoutant leur B.O - et, en parallèle, la version tout aussi « originale » qu’en donne un pianiste inspiré.


Mention particulière pour la juxtaposition de vignettes reproduisant des affiches de l’époque à l’intérieur la pochette ; retenons par exemple le superbe noir et blanc de The Big Combo (Joseph Lewis, 1955) : dans une scène stupéfiante, le héros, un flic interprété par Cornel Wilde, est torturé par un solo de batterie étourdissant qu’on lui fait écouter de force ! Quelle drôle d’idée…

par Sophie Chambon // Publié le 23 mai 2011

[1sans bruit, 2010.

[2Leur collaboration s’interrompit sur le rejet - peu justifié - de la musique écrite par Hermann pour le curieux Rideau déchiré (1966). C’était déjà la mode d’utiliser les musiques de films en les transformant en albums « tube » qui inonderaient le marché…

[3Par ailleurs responsables du label en téléchargement sans bruit avec Stéphane Berland.

[4Pour le label Illusions.

[5Vedette confirmée, celui-ci mit longtemps à accepter le rôle tant il redoutait d’écorner son image.

[6La plus longue étant la suite (assez inattendue) consacrée à Kurosawa (8’07’’).

[7Citons leur premier film, Sang pour sang (Blood Simple, 1984) et, plus connu, Miller’s Crossing (1990), inspiré de Moisson rouge de Hammett

[8Une version concert a été donnée au festival Jazz à La Villette en 2010, qui unissait l’esprit des deux disques.

[9Qui, comme par hasard, choisit ses bandes originales avec le plus grand soin…

[10Illusions 2007.