Portrait

Yves Rousseau

Entretien à l’occasion de la sortie du nouvel album d’Yves Rousseau, « Akasha ».


La sortie d’un disque revêt une importance particulière lorsque le groupe n’en est pas à son coup d’essai. Pour le quartet d’Yves Rousseau, cela commence en 2001 avec « Fées et gestes », qui sera suivi de « Sarsara » en 2004. L’aventure continue, et ce nouveau chapitre le montre encore sous un autre jour.

Akasha, en sanskrit, signifie « espace ». Les hindouistes désignent par ce terme l’essence de toutes les choses matérielles. L’akasha est le cinquième élément, l’éther ; c’est le substrat du son. C’est également le titre du nouveau disque d’Yves Rousseau, le troisième du quartet qu’il anime depuis quinze ans, et dont le répertoire est axé sur les éléments. Le son, l’équilibre entre l’écrit et l’improvisé ainsi qu’un prédilection certaine pour les suites sont des constantes chez lui. Mais une fois de plus, le groupe se réinvente, cherche un ailleurs où bâtir sur des terrains vierges. Le confort du « déjà joué » ne survit pas à l’envie de chercher, de construire, de porter un regard renouvelé sur la circulation de la musique et le son d’ensemble.

Je glisse d’emblée à Yves Rousseau que ce disque semble contenir l’expression brute de Fées et gestes et l’exigence formelle de Sarsara. « Un mélange des deux ? Ça m’intéresse - je n’ai pas forcément ce recul. J’ai passé beaucoup de temps à écrire, et on a aussi fait en sorte qu’il y ait une maturation du son, ça c’est évident. Ce mélange n’est peut être pas un aboutissement, mais en tous cas, c’est le but recherché. »

Yves Rousseau © F. Bigotte

Les quatre musiciens ont de l’appétence et du talent pour l’écriture comme pour le jeu plus spontané, et on ressent ici le poids de chaque personnalité. Pour autant, Yves Rousseau ne pense pas s’être davantage reposé sur eux. Il souligne en revanche l’importance du travail collectif à partir de ses propositions. « Certes, c’est moi qui amène la musique, mais il y a de l’interventionnisme. Ce qui me plaît beaucoup, car il est rare que j’apporte des morceaux tout ficelés ; nous communiquons beaucoup pour leur donner forme ». Et de citer en exemple « La terre », qui a été enregistré dans une version inédite, l’arrangement prévu n’ayant finalement pas été retenu. « Depuis le début, Jean-Marc Larché me disait qu’il n’était pas à l’aise sur ce morceau, que quelque chose le retenait. La composition était assez statique, il fallait qu’il apporte de l’intensité mais il ne trouvait pas le sens… Nous avons conservé la mélodie qui sous-tend cette suite, et nous jouons très ouvert, plus improvisé. Finalement je suis satisfait par le résultat de cette remise en cause. »

Cette pièce est effectivement très réussie, entêtante et hypnotique. C’est aussi le seul des quatre éléments principaux qui ne se décompose pas en sous-parties. Lorsqu’on évoque sa concision, le contrebassiste s’étonne : « Vous trouvez ? Elle est plus courte en effet ». Cette réponse simple et spontanée, en dit long sur les préoccupations du musicien. La substance d’une composition ne se mesure pas en unités de temps. Y. Rousseau pèse le sens des notes, évoque probablement la force du thème quand nous faisons un simple constat de durée. L’occasion de plonger au cœur du propos, de parler de la progression du son du groupe. Il rappelle que Poète, vos papiers ! a permis au quartet de jouer différemment en se mettant au service des voix de Claudia Solal et Jeanne Added (puis de Maria Laura Baccarini). Et puis il y a Régis Huby et son identité sonore. « Il a beaucoup évolué dans l’utilisation de ses violons, il utilise maintenant des effets qu’il manie magnifiquement. Il y a eu à ce niveau un changement rapide, qui impacte nécessairement le son du groupe ». Les effets, appliqués en direct, donnent l’impression qu’un travail de production est effectué en instantané. « En effet. Comme si le disque était travaillé en studio, avec des ajouts… On a exactement la même sensation en live. Ce que Régis fait sur ce plan est extrêmement pertinent ».

J’abonde en son sens pour avoir écouté R. Huby dans différents contextes, bien sûr, mais en me fiant aussi au concert de sortie d’Akasha au Triton (les Lilas, 93). Le son est d’une remarquable amplitude. A ses pieds, un bel arc de cercle de pédales ouvre le champ des possibles. Il y dispose entre autres de plusieurs reverbs qui permettent de placer des sons à différents niveaux de profondeur, avec des motifs en premier plan ou des effets de fond. Ses parties de violon se superposent ou se complètent grâce à une pédale de loop, et sa palette expressive va de la nappe à peine perceptible au cri déchirant. Lignes et matières sont des pièces qu’il assemble peu à peu, toujours dans l’esprit et au service du morceau, qu’il met en forme en lui donnant une dimension orchestrale. Yves Rousseau parle d’« interventionnisme », c’est le mot qui convient. Les trois musiciens qu’il a choisi de garder auprès de lui influencent considérablement sa musique. « J’ai affaire à des gens qui ont eux-mêmes un regard de leader. Jean-Marc n’a pas de projet en nom propre, mais avec François Couturier, par exemple, il écrit beaucoup en binôme. Donc ce sont des gens responsables ».

Yves Rousseau © H. Collon

On peut faire un rapprochement entre cette vision qu’a Yves Rousseau de sa propre formation et la complémentarité des quatre éléments. Mais là n’est pas l’explication du choix du thème de l’akasha. Le contrebassiste m’éclaire : « J’avais envie de quelque chose d’à la fois décalé et serein. Je remarque que le parti pris esthétique qui plaît en ce moment manque un peu de lyrisme, de lâcher-prise, de distance par rapport à la technicité. J’ai malheureusement le sentiment qu’aujourd’hui, certains musiciens de jazz privilégient la complexité au détriment de l’expression. Akasha signifie « espace », ça à un sens. Le choix de travailler sur les éléments n’est pas qu’un concept ou un prétexte. Je trouvais intéressant ce rapport au côté éthéré, abstrait. Chacun y met ce qu’il veut. Et puis il y a l’éther, ce fameux cinquième élément, qui symbolise le son, c’est une allégorie ! ».

Pour autant, il n’y a pas que le son. Initialement, les images de Patrick Volve venaient s’y mêler, et Yves Rousseau souhaite faire perdurer cette configuration quand les conditions le permettent. « Il n’a pas eu qu’un rôle de vidéaste puisqu’il maniait les images en live, donc dans les tempi, avec des départs synchronisés, des passages nécessitant de la précision… On ne voulait pas d’illustration permanente, ce que j’exècre, mais une évocation dans la musique ; dans mon esprit, elle devait être capable de vivre par elle-même, sans les images ». Sur scène celles-ci contribuent en effet à une esthétique globale singulière, mais la musique seule conserve toute sa puissance évocatrice. Une qualité dont le contrebassiste attribue le mérite aux musiciens. « Régis Huby vient du classique, de la musique traditionnelle bretonne ; il écoute aussi bien Peter Gabriel que Steve Reich, il est au carrefour d’une multitude d’influences. Jean-Marc Larché, est à mes yeux comme un chanteur baroque, extrêmement cultivé et ouvert. Christophe Marguet, lui, vient du jazz. Il n’est pas seulement dans une logique mécanique, il parvient à préserver une approche très organique. Nous avons tous les quatre besoin d’ouvertures, de chaleur et de phrases ».

Les cinq pièces du répertoire sont intrinsèquement pensées et aménagées pour que l’écriture soit lisible mais que la musique demeure presque constamment ouverte à l’improvisation. Les thèmes et les phrases peuvent sous-tendre une partie, mais aussi faire office de jalons entre deux séquences libres. Yves Rousseau compare cette démarche à une promenade, m’explique que quand le groupe joue, c’est un peu comme s’il était sur une lande, avec une multitude d’itinéraires possibles et parfois quelques bornes permettant de ne pas perdre de vue la direction principale. L’écoute donne le sentiment que ces jalons, ces bornes, sont moins perceptibles, que le jeu collectif est mû par des procédés difficilement identifiables, ce qui renforce l’impression de déplacement coordonné que seule une grande empathie rend possible. En cela il m’apparaît que l’approche a évolué depuis Sarsara - les étapes semblaient plus formelles. « Je ne sais pas si c’est plus ou moins écrit, en nombre de notes… Mais je suis fier de ce compromis entre, d’une part, l’écriture et ses contraintes, et d’autre part, la liberté qu’on se laisse ».

Des libertés, les musiciens en ont, puisque le compositeur leur alloue de grands espaces où s’exprimer sans hâte, laisser leur propos se polir, se densifier. « Il y a en effet des parties solo - c’est probablement moi qui suis le moins bien servi ! Je préfère me concentrer sur la pertinence collective d’un discours plutôt que de mettre en avant mon jeu de bassiste. Ça tombe bien, je ne suis pas le meilleur bassiste du monde ! Je suis plus intéressé par sa place dans le son, dans la recherche de phrases. »

Il est vrai que sur Akasha, la basse n’est jamais devant, mais jamais derrière non plus. Elle chante, supporte, apporte des tensions ou de la rondeur, porte pudiquement cette musique par ses phrases à la beauté peu ostensible. Les éléments sont incarnés par les quatre instruments. L’eau, c’est le violon. Le feu, le saxophone. L’air, la batterie. Et la terre, la contrebasse. Tous quatre ayant coutume de contourner l’évidence, le résultat est parfois peu conventionnel. On imagine l’eau et l’air empreints d’un lyrisme tranquille ; or, il s’y joue des déferlements, des vagues de puissance et des souffles tempétueux. On attend du feu de la brillance, un embrasement, et le saxophone s’y montre au contraire fragile, comme une flamme vacillante. « Ce n’était pas calculé, mais j’ai aimé que les musiciens se retrouvent parfois à contre-emploi. Jean-Marc Larché est quelqu’un de très calme, mais en réalité, c’est un feu contenu. Il se dégage de son jeu une chaleur importante pour nous. » Toujours lors du concert de sortie, Larché propose un autre éclairage pour ce solo, qui illustre bien les propos d’Yves Rousseau. S’il le lance de manière apaisée, il y insère, durant quelques mesures, une boucle dont il s’échappe via une longue phrase sinueuse, magnifiquement articulée, une sonorité très chaude et des attaques invariablement précises. D’autres phrases lui succéderont qui préservent constamment un équilibre très personnel entre la rectitude du classique et les phrasés acrobatiques du jazz.

Yves Rousseau © C. Charpenel

L’ambiance de chaque élément est laissée au choix des interprètes, mais outre le propos délibéré il y a l’accident, l’imprévu. « L’air, par exemple, je l’avais vraiment écrit pour la batterie. Avec, au début, une écriture un peu contrainte, puis ce solo qui va vers le thème coltranien de la fin… C’est moins criant dans « La terre », car je suis supposé être soliste, mais je tourne autour sans que ce soit vraiment un solo de basse. Peu importe, ça ne manque pas. Je suis beaucoup plus fier quand on me dit que mes lignes de basse sont mélodiques, qu’on sent qu’elles sont importantes, qu’elles conduisent la musique. Je préfère mille fois ça. J’aime que la basse soit au cœur de la musique ».

S’ensuit une discussion sur la place des solos des instruments de la section rythmique et la nécessité de les mettre en scène. « Par le passé, je me revois suggérer à Christophe d’introduire des parties solo à la batterie. Il m’a répondu qu’il était partant pourvu que ça ait un sens. Le solo en soi n’a finalement que peu d’intérêt. Pour Poète, vos papiers !, j’avais mis le quartet au centre ; je voulais donc que chacun ait des espaces. Christophe m’a rassuré en me disant qu’il lui suffisait de trouver du sens, sans avoir besoin d’un temps spécifique. Il va dans le sens de la musique. C’est une attitude. Il a une chaleur que d’autres n’ont pas et, en plus de sa précision, une pulsation indispensable, dans la lignée d’Art Blakey ou Elvin Jones. Je n’écris pas pour la batterie. On discute, on essaie. Au début des répétitions c’est amusant, Christophe ne joue pas vraiment. Il essaie des choses, cherche des sons, un angle. Et quand il commence à jouer, c’est tout de suite impeccable, pertinent. C’est le sens du collectif qui l’intéresse. »

Et c’est effectivement le collectif qui l’emporte. Le groupe porte haut sa propre diversité. L’émotion et la force qui s’en dégagent sont à mettre au crédit du compositeur bien sûr, mais aussi des musiciens qui savent débrider leur expression commune, lui autoriser des écarts, la laisser suivre des courbes incertaines. « Je suis content d’être, avec ce disque, à la croisée des chemins - content que notre musique soit difficilement étiquetable. Je ne suis jamais plus ému que quand on me dit que la musique est ouverte, plurielle, inattendue. »

Plurielle, la musique d’Yves Rousseau n’a pas fini de l’être. Ses projets ? « Le Wanderer Septet, dont l’album, à sortir chez Abalone, est déjà mixé. Et j’entame une résidence de trois ans au Triton. Il y aura dans ce cadre la création d’un nouveau quintet bicéphale avec Christophe Marguet, « Spirit Dance », avec David Chevallier à la guitare, Bruno Ruder au piano et Fabrice Martinez à la trompette. Je vais également écrire une musique pour un chœur mixte de seize personnes, « Microkosmos », avec Jean-Marc Larché en invité. La pièce d’ouverture sera Villarosa Sarialdi, de Thomas Jennefelt, et la clôture le dernier des Psalms Of Repentance d’Alfred Schnittke, une pièce avec une pédale de ré de huit minutes absolument somptueuse. C’est un pari car ma musique doit prendre le relais de la première et amener la seconde… »

D’autres projets, plus lointains, sont évoqués, telles l’écriture d’un oratorio autour des textes de Laurent Gaudé ou une nouvelle collaboration avec Keyvan Cheminari. Nous en reparlerons…