Pour bien comprendre à quel morceau de patrimoine nous avons à faire lorsque Basse Barre s’apprête à se lancer sur la platine, il convient de revenir sur un point de contexte. D’abord, Basse Barre, joyau du catalogue pourtant pléthorique de Futura et Marge [1], ne s’est pas toujours appelé ainsi. Enregistré en novembre 1968 en Angleterre, à la Parish Church of St James Noland, par un jeune Américain, Barre Phillips, fraîchement débarqué des États-Unis diplôme de Berkeley en poche, il est d’abord sorti outre-Atlantique sous le nom de Journal Violone. C’est d’ailleurs sous ce titre que, plusieurs années plus tard, Barre Phillips enregistrera de nouveaux solos, d’abord chez ECM dans les années 80 (Journal Violone II) puis chez Émouvance en 2001 (Journal Violone 9). C’est surtout le premier enregistrement d’un solo de contrebasse en musique improvisée. Un disque fondateur donc, l’équivalent du For Alto d’Anthony Braxton pour cet instrument.
En 1970, lorsque ce disque sort en France, Barre Phillips n’est pas encore la légende qu’il est devenu notamment grâce à ses duos (Music From Two Basses avec Dave Holland ou Die Jungen avec Peter Kowald). Il n’a pas encore enregistré Alors ! Avec Michel Portal, toujours chez Futura (ce sera quelques mois après, et cela reste une des pierres de Rosette du free jazz européen). Sa carrière new-yorkaise dans les années 60 fut marquante (Attila Zoller, Lee Konitz, Albert Mangelsdorff…), mais il y a un avant et un après Basse Barre, et réécouter ce disque à cinquante ans de distance nous fait largement comprendre pourquoi. C’est d’abord la modernité du propos qui étonne. Barre Phillips, l’archet constructeur et le pizzicati interrogateur qui remet tout en question. On a le sentiment que dans cette session de trois heures, Phillips découvre une nouvelle facette de son instrument. Mieux : il fait corps.
Enregistré en deux plages courtes de moins de 20 minutes, deux faces de vinyle, Basse Barre pose toutes les bases d’un exercice désormais familier. Dès les premières minutes de « Journal Violone Part.1 », c’est le bois qui agit le premier, toutes les surfaces de l’instrument jouent à l’unisson d’un musicien qui marche vers sa liberté, puis l’archet embrasse les cordes avec une vélocité qui ne néglige pas une attention de chaque instant. Quelques mélodies se forment, bifurquent, se transforment en un ostinato qui s’effiloche… Dans Basse Barre, Barre Phillips invente dans l’instant un nouveau langage. Un morceau d’histoire.