Chronique

Kirk Knuffke Trio

Gravity Without Airs

Kirk Knuffke (cnt), Michael Bisio (b), Matthew Shipp (p)

Label / Distribution : Tao Forms

Alors qu’il apparaît de plus en plus comme l’une des sidemen les plus recherchés du moment de chaque côté de l’Atlantique, de James Brandon Lewis et son Red Lily Quintet à Per Møllehøj, il est bon de rappeler au bon souvenir des auditeurs attentifs que Kirk Knuffke, le cornettiste de Chicago, est aussi un remarquable meneur de projet. C’est ainsi qu’on le retrouve dans un très poétique double album, Gravity Without Airs, une métaphore tirée d’une phrase de Marc Aurèle, dont la philosophie stoïcienne s’applique à merveille à ce nouveau trio : faire du chiche un festin, et de la simplicité une force. On retrouve cette ligne directrice dès le morceau titre, en forme de long manifeste, où le cornet à la fois doux et incisif se frotte au piano de Matthew Shipp. Dans cette formule sans batterie, la main gauche du pianiste est un élément structurel, à la fois ouvert et solide, qui permet à Knuffke de s’échapper autant qu’il le veut, à l’instar de ce que l’on entend, plus loin, dans « Time is Another River ». Ici, dans un lien très intime avec le pianiste, Knuffke saute de pierre en pierre dans un torrent qui peut s’avérer bouillonnant mais qui s’écoule dans une certaine quiétude.

Tout, dans Gravity Without Airs, est conçu dans l’idée qu’une oasis de douceur n’efface pas la certitude du chaos, ce genre d’explosion dont on frôle les franges dans le très coltranien « The Water Will Win », où le torrent du piano finalement s’emballe, entraîné par le pizzicati de la contrebasse. Dans le court « Paint Pale Silver », composition du cornettiste qui clôt le premier disque, on l’entend ainsi comme chuchoter à l’oreille du fidèle Michael Bisio. Ce dernier, qu’on sait habitué de Matthew Shipp et de Whit Dickey [1], est le compagnon de route le plus ancien de Knuffke. On peut se souvenir d’un duo chez Relative Pitch en 2016 (Row For William O.), mais surtout une collaboration durable en trio avec Fred Lonberg-Holm, dans une forme plus radicale que cette présente rencontre avec Shipp. Même si dans des morceaux comme « The Sun is Always Shining », entre la vélocité du cornet de de la contrebasse et les ostinati puissants du piano, on en revient bien vite à cet instant suspendu, à ce torrent prêt à sortir de son lit après un orage soudain.

Il y a quelque chose de gracieux dans le premier album de ce trio, qui se révèle très égalitaire, à l’image de « Birds of Passage », une des multiples improvisations collectives qui émaillent Gravity Without Air. Ici, même si c’est Kirk Knuffke qui semble très en avant, c’est bien la grande connivence de Bisio et Shipp qui construit le morceau, dans un maelström de cordes et des basses puissamment frappées. Le but n’est pas pour autant paroxystique : au centre du morceau, tout se calme soudainement pour laisser place à un silence prêt à être remodelé. Un précipité de ce que Kuffke, Shipp et Bisio ont construit dans ce roboratif double album édité par Tao Forms, qui avait déjà publié le disque du Red Lily Quintet. Le chemin emprunté par ce splendide trio est émaillé d’une beauté simple, évidente et sans ostentation, qui classe Gravity Without Airs parmi les indispensables de cette rentrée.

par Franpi Barriaux // Publié le 13 novembre 2022
P.-S. :

[1Notamment un trio chez Rogue Art, NDLR.