Chronique

Kris Davis

Diatom Ribbons

Label / Distribution : Pyroclastic Records

Une œuvre peut-elle être atypique quand son autrice est elle-même insaisissable ? La question se pose pleinement lorsqu’on découvre Diatom Ribbons, le nouvel album de la pianiste Kris Davis, qu’on a vue ces dernières années avec la crème de la scène new-yorkaise, du Borderlands Trio à son Paradoxical Frog avec Ingrid Laubrock. On avait l’image d’une musicienne et compositrice complexe et plutôt puncheuse, ancienne élève de Tony Malaby et de Benoît Delbecq [1], et nous voici dans « Diatoms Ribbons », au cœur d’un motif répétitif de piano préparé que la turntablist haïtienne Val Jeanty couvre de souffles et de voix. Il ne s’agit nullement d’un grand écart ou d’une concession pop. L’approche de Davis semble née au cœur de Big Apple et en fait visiter toutes les entrailles, sous la férule rythmique de la batterie de Terri Lyne Carrington. À la recherche de chimériques diatomées urbaines ? Lorsque Malaby et JD Allen entrent en jeu, le motif de piano perdure, puis s’envole dans des improvisations plus complexes. Tout est ici en mutation.
 
La soudaine passion de Kris Davis pour les diatomées [2] n’y est sans doute pas étrangère : des organismes microscopiques mais indispensables à la respiration, créatifs et discrets… Un portrait en creux ? En dix morceaux, Diatom Ribbons présente quasiment autant de visages différents, malgré un ADN commun, une main droite fureteuse et légère en toutes circonstances. Entre « The Very Thing », composition de Michael Attias où Esperanza Spalding chante avec une langueur grisée et « Golgi Complex » ou Nels Cline et Marc Ribot viennent faire parler la poudre, se trouve a priori un monde. Mais avec la basse lourde de Trevor Dunn, c’est justement tout le talent de la pianiste d’articuler des liens logiques et des lieux de passage.
 
On ne zappe pas d’une atmosphère à l’autre : on est propulsé, comme dans un toboggan, vers « Reflections » de Julius Hemphill qui clôt l’album dans une grande révérence au free où Malaby s’en donne à cœur joie, rocailleux en diable. Mais lorsqu’il est rejoint par Val Jeanty, toujours conduit par la rigueur du trio Carrington/Dunn/Davis, cœur palpitant et permanent de cet orchestre multifacette, c’est comme si une boucle se fermait ; Diatom Ribbons est un sillon infini, un panorama total sur l’univers de Kris Davis, et de ce fait son album le plus personnel. C’est aussi un sacré regard global sur le monde par un orchestre majoritairement féminin, notamment lorsque Esperanza Spalding s’empare d’un poème de Gwendolyn Brooks (« Certain Cells »). On y entend l’absolue nécessité de renverser toutes les barrières. Un disque enivrant.

par Franpi Barriaux // Publié le 15 décembre 2019
P.-S. :

Kris Davis (p), Esperanza Spalding (voc), JD Allen, Tony Malaby (ts), Ches Smith (vib), Nels Cline, Marc Ribot (g), Trevor Dunn (b), Val Jeanty (turntable), Terri Lyne Carrington (dms)

[1Voir notre portrait.

[2Des algues unicellulaires qui représentent plus de 75% de l’oxygène terrestre, NDLR.